ART

James Thierrée flirte avec l’excès – La Grenouille avait raison

Maillon d’un héritage artistique très riche, James Thierrée est un metteur en scène qui sait puiser à la fois dans le monde de la danse, du cirque, du mime pour monter ses spectacles et en faire de véritables bijoux exotiques tout droit sortis d’un monde imaginaire dont lui seul à le secret. Avec sa dernière création La Grenouille avait raison, il nous plonge une nouvelle fois dans un univers onirique et fascinant mais dont il ne nous laisse pas nous emparer, et qui se termine malheureusement en une sorte de catalogue géant de ses nombreuses techniques.

Petit fils de Charlie Chaplin, issu de parents acteurs et comédiens, dont la mère est également costumière, James Thierrée s’initie rapidement à de multiples techniques artistiques. Dès ses quatre ans, il participe aux spectacles en mettant au point de petits numéros d’acrobaties et se lance rapidement dans plusieurs arts circassiens : la voltige, le jonglage, le mime, le trapèze, la contorsion, la magie. Il s’initie également à la magie et à la danse et suit plus tardivement une formation de comédien. Armé de ce bagage multidisciplinaire, il se lance dans la mise en scène de spectacles au théâtre, dont sa dernière création est La Grenouille avait raison.

Un univers entre rêve et cauchemar

L’univers dans lequel nous plonge Thierrée est un entre deux mondes. Il est à la fois aérien avec les plateformes suspendues et l’escalier qui semble infini, aquatique avec le bassin d’eau sans cesse rempli par les personnages et inexorablement terrestre avec un parterre de tapis en mousse se rapprochant visuellement d’un sol en pierre. Cette scénographie est à la frontière de l’univers du rêve et de celui du jeu vidéo avec ces plateformes suspendues que les acteurs enjambent tour à tour bravant le vide. Les longs pendrillons drapés qui encadrent les bords de la scène tirent sur le brun et le noir, forment un univers féérique qui tourne au cauchemar avec les ombres qui s’y projettent et qui créent une sorte d’étouffement mystérieux autour de la scène. Les lumières projetées, très froides contrastent avec celles qui entourent les plateformes suspendues et invoquent inévitablement l’espace de la forêt où la seule source de chaleur au milieu de cet univers sombre et hostile proviendrait de cette machine apparentée à un OVNI à proprement parler : un Objet Volant Non Identifié qui semble davantage provenir d’un monde féérique de Tim Burton que du réel. La fumée remplit cet espace déjà occupé dans toute sa hauteur, oppressant un peu plus les personnages, et les mettant à l’étroit. La mécanique visible du décor participe de cette robotisation de l’espace rendu étrange par la présence d’éléments sombres, atemporels et non référencés.

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Plateau de La Grenouille avait raison de James Thierrée ©Richard Haughton

La scénographie, oscillant à la fois entre la féérie et le cauchemar, nous replonge immédiatement dans nos rêves d’enfants où l’obscur côtoyait de près l’idéal basculant sans prévenir dans l’envers ténébreux de l’imagination.

L’objet comme prolongement du corps

Dans La Grenouille avait raison, les objets sont au cœur de la pièce au point même parfois de devenir actants eux-mêmes. On se confronte dès la scène d’ouverture, après le préambule chanté, à un plateau empli de machines –dont la plateforme suspendue-, de fils, d’objets éclectiques et au centre, un corps : celui de James Thierrée, suspendu et pris de spasmes comme une marionnette électrocutée. L’hésitation avant de comprendre que ce corps est bien humain est récurrente, les objets sont un prolongement du corps humain, support aux acrobaties et se confondent avec la chair. C’est sur ce point qu’ils deviennent à la fois source de gag et de mystère. Le personnage féminin que nous découvrons face au piano est présentée tout d’abord comme un entassement d’habits qui se met peu à peu en action avant de prendre une forme complètement humaine. De même, une des scènes de comique réside sur le fait que l’un des personnages tente de l’empêcher de jouer du piano en lui repoussant la main, mais celle-ci s’arrache du corps, révélant que ce n’était qu’une prothèse. La frontière entre le corps et l’objet est perméable et induit le spectateur en erreur à de nombreuses reprises : soit l’objet est complètement inutile à son usage traditionnel et ne se livre alors qu’à une poétisation de l’espace ou de l’action, ou bien il excelle ses fonctions usuelles pour devenir actant à part entière et dialoguer avec les personnages.

La Grenouille avait raison – James Thierrée ©Richard Haughton

L’escalier en colimaçon est par excellence l’objet qui ne répond pas aux attentes habituelles. On attend de lui qu’il nous mène d’un espace à l’autre, or, celui-ci tourne à vide sur lui-même, si bien qu’il ne nous emmène nulle part à l’infini. Il se détourne de son usage habituel pour devenir support de danse et de voltige. A l’inverse, le piano excelle dans ses fonctions puisqu’il joue parfois seul, sans que personne n’appuie sur ses touches. Cela mène d’ailleurs à un jeu de provocation avec les personnages qui n’exercent plus aucun contrôle sur l’objet, et celui-ci s’émancipe complètement.

Faire du corps un matériau

Si les objets sont montrés dans leurs utilisations les plus inhabituelles, les corps sous soumis au même traitement. Dans les spectacles de James Thierrée, les corps sont un véritable matériau, ils sont modulables à souhait, support de création et présentés sous leur formes les plus extravagantes, dans leurs pratiques les plus extrémistes. Dans La Grenouille avait raison, les corps se contorsionnent, s’unissent, dépassent et excellent leurs fonctions usuelles pour devenir de véritables formes non identifiées, entre l’animal et le robotique. Devant les exercices de contorsion, les corps sont dénués de toute humanité, ils deviennent coulants, légers et la gravité disparait du plateau. Suspendus, têtes à l’envers, ou entremêlés les uns aux autres les personnages font perdre la notion du réel au spectateur.

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La Grenouille avait raison – Valérie Doucet et James Thierrée ©Richard Haughton

Il n’empêche, la maitrise de leur corps est parfaite et témoignent d’une conscience aigüe de l’espace, de tous leurs membres, et d’un équilibre inégalable. La magie opère et les spectateurs sont fascinés devant tant de grâce, de souplesse, qui paraissent irréelles. La voix également est un outil corporel fort du spectacle. Libérés de toutes paroles ou dialogues, les échanges entre personnages sont bruts, basés sur les onomatopées, les cris, les souffles et les grognements, qui accentuent encore une fois l’animalité. Celle-ci contraste avec la voix de la chanteuse Mariama, présente tout au long du spectacle derrière un masque doré, à la voix quasiment céleste qui semble venir de nulle part, et qui susurre d’une voix mielleuse et grave des mélodies qui créent une explosion des sens du spectateur.

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La Grenouille avait raison de James Thierrée ©Richard Haughton

Un catalogue de techniques ?

Et si le traitement des objets et des corps est très intéressant, à la frontière du cirque, de la danse et du théâtre, on pourrait en revanche reprocher au spectacle d’en avoir trop fait. Trop dans le sens ou à force de vouloir nous faire rêver la scénographie étouffe notre imagination. L’espace est constamment rempli davantage jusqu’au summum puisque dans les scènes finales, une grenouille géante fait –enfin- une brève apparition et une sorte de catapulte améliorée vient voler la vedette à la plateforme suspendue, sans lien avec ce qui a été montré précédemment. On a alors l’impression d’assister à un véritable défilé d’objets et de techniques qui noient du même coup la trame narrative du spectacle et la poésie enfantine qui s’était créée jusqu’alors. On entendrait presque James Thierrée nous crier de derrière les pendrillons « Regardez tout ce que je sais faire ! ».

Une surabondance qui empiète peu à peu sur l’imagination du spectateur et le distance de l’illusion théâtrale. De plus, si ce spectacle se veut une réadaptation du Roi Grenouille des Frères Grimm, en dehors de la grenouille, on se perd en essayant de transposer le conte au spectacle. En perdant de vue le conte on ne se rend pas compte que les personnages sont en réalité frères et sœurs et prisonniers de la grenouille comme veut le raconter James Thierrée, mais on prend leur relation d’attraction répulsion comme des relations de désirs que pourraient développer plusieurs personnages enfermés dans le même espace, ce qui pervertit quelque peu le conte.

C’est donc un spectacle mitigé que propose James Thierrée avec cette nouvelle création, qui nous fait rêver et nous emmène dans un monde des plus poétiques mais duquel nous sommes constamment mis à distance par l’excès dans le traitement esthétique du plateau et la démonstration de techniques auquel se livre le metteur en scène, oubliant d’accorder une place à la simplicité et au silence.

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