ART

2666 : une expérience dramatique unique

En 2013, il avait été acclamé pour son adaptation des Particules Elémentaires, le roman de Michel Houellebecq. Le jeune metteur en scène Julien Gosselin et sa compagnie Si vous pouviez lécher mon cœur se sont attaqués à plus gros encore. Ils ont fait le pari de faire théâtre de 2666, le roman de plus de milles pages écrit par l’auteur chilien Roberto Bolaño et publié en 2008 à titre posthume. Le Théâtre de l’Odéon les a accueillis aux Ateliers Berthier, et on peut dire que le pari est réussi.

La compagnie dont les membres fondateurs sont sortis en 2009 de l’EPSAD de Lille commencent à se faire peu à peu une place dans le paysage théâtral contemporain. De triomphes en triomphes lors des derniers Festivals d’Avignon, le collectif est parvenu à créer son propre théâtre, sa manière à lui de raconter une histoire, d’adapter un roman sur un plateau. Il en va de même du côté de la technique. Que ce soit l’usage du son ou leur capacité à abuser de la vidéo sans tomber dans le trop. C’est en effet un risque à prendre avec les technologies d’aujourd’hui et les compagnies peuvent très vite passer à côté.

2666 dure environ douze heures. Mais le spectateur n’a pas le temps de s’ennuyer face à ce monstre littéraire, cette œuvre-monde. Il ressent l’immense travail derrière ce qui apparaît à ses yeux sur scène. Tout semble parfaitement maîtrisé. Sur le plateau, la scénographie est un espace scénique à étages qui se forme et se déforme selon le lieu fictif.

De la littérature au théâtre

Comment se frotter à une œuvre aussi vaste divisée en cinq parties ? Julien Gosselin respecte très précisément la structure narrative du roman. Ces cinq parties sont très différentes et forment des entités uniques qui pourraient très bien être séparées les unes des autres, et pourtant elles forment un tout. Cinq histoires reliées par deux choses : une profusion de meurtres de femmes dans la ville de Santa-Teresa au Mexique et un mystérieux écrivain allemand au nom étrange, Benno von Archiboldi.

La première, la Partie des critiques, raconte la quête de quatre universitaires européens ( une Anglaise, un Français, un Espagnol, un Italien), tous spécialistes de littérature allemande et fascinés par l’œuvre dudit écrivain Archiboldi. De séminaires en amitié, du sexe à l’amour, à travers leur capitales respectives, ils vont tenter par la narration de reconstituer la vie de l’écrivain et de partir à sa recherche. Cette partie oscille entre vaudeville et enquête, comique et tragique comme une introduction à la suite des événements.

Ensuite vient la Partie Amalfitano qui se déroule à Santa-Teresa et raconte la folie d’un professeur de philosophie immigré espagnol et de sa fille, en passant par des flashbacks en noir en blanc. La tension dramatique de cette partie est d’une intensité fascinante.

Dans la troisième, la Partie de Fate, le spectateur suit un journaliste new-yorkais parti pour couvrir un match de boxe à Santa-Teresa et qui se retrouve à vouloir enquêter sur les fameux meurtres de femmes. A la limite du thriller, cette partie a également des airs de concert électro grâce au géniaux musiciens Rémi Alexandre et Guillaume Bachelé présents sur scène tout au long de la pièce.

La Partie des crimes est la plus littéraire, à la limite de la désincarnation de l’acteur ; toute la liste des victimes est présentée accompagnée encore une fois d’une tension musicale exacerbée. On suit également l’enquête d’un policier local sur ces assassinats plus ignobles les uns que les autres.

La dernière partie boucle la boucle puisqu’il s’agit de la Partie Archiboldi, où l’on remonte un peu plus en arrière dans l’Histoire avec un grand H. Le jeune soldat allemand Hans Reiter est confronté à la seconde guerre mondiale ainsi qu’à la littérature.

Maîtrise du langage scénique

Dans cette œuvre théâtrale, plusieurs formes d’arts se croisent et se fondent. D’une part, bien sûr, la littérature, qui est le fil conducteur de chaque pièce mise en scène par Julien Gosselin. Une littérature poussée parfois à son paroxysme comme dans la quatrième partie où le spectateur a l’impression de lire le roman – et pourtant il se trouve toujours au théâtre. Ce qui est propre à la compagnie, c’est la manière très littéraire de raconter, qui reste donc fidèle au roman. Un personnage présent sur le plateau raconte la vie et les pensées d’un autre personnage à côté de lui.

La musique est elle aussi un élément constitutif de la mise en scène. Elle est constamment sur scène et plus ou moins à vue du public. Les deux musiciens et l’œuvre qu’ils créent en live sont des acteurs à part entière et cela donne selon les scènes une impression de concert. C’est une musique qui joue également avec les émotions et les sensations du public.

Ensuite il y a le cinéma, présent plus que jamais dans cette adaptation. Julien Gosselin développe un parti-pris très intéressant qu’il avait déjà un peu survolé dans Les Particules élémentaires. Les comédiens jouent sur le plateau, le spectateur les voit interpréter leur personnage. Mais un caméraman est aussi présent et visible, il filme les scènes qui sont diffusées en direct sur l’écran au-dessus de la scène. Les personnages sont ainsi cadrés et cela donne une portée cinématographique à l’œuvre. Ce procédé est développé à la perfection sans jamais tomber dans un extrême et donne un sens fascinant à  la frontière entre le réel et la fiction ainsi qu’à la mise en abîme.

C’était un très gros pari de s’attaquer à cette œuvre littéraire et de la transformer en une pièce d’environ douze heures, et l’on peut dire que c’est un défi complètement abouti pour la compagnie Si vous pouviez lécher mon cœur, grâce au travail d’adaptation et de mise en scène de Julien Gosselin mais également aux formidables interprétations des douze comédiens qui portent le texte et la littérature et la font passer à travers eux. Mais encore parce que de nombreux thèmes sont abordés sans tabous, sans chichis ; on n’hésite pas à montrer du sang et du nu, à parler des meurtres en détails sans jamais tomber dans un quelconque voyeurisme ni à choquer pour choquer. C’est cela aussi qui fait que l’on reste fidèle à l’œuvre et qu’il fait bon de voir tout cela au théâtre aujourd’hui. Du grand art.

J'entretiens une relation de polygamie culturelle avec le cinéma, le théâtre et la littérature classique.

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