LITTÉRATURE

Santiago H. Amigorena, Les premières fois : portrait de l’écrivain en jeune homme

A la fois suite et prequel du Premier amour (2004) et de La Première défaite (2012), Santiago H. Amigorena poursuit son autobiographie et encyclopédie de lui-même en se remémorant son adolescence.

De tous les romantiques déçu, Santiago H. Amigorena fait partie de ceux qui, pour évoquer les joies de l’amour et ses revers plus désespérés, peuvent écrire des pavés de cinq-cents pages. En 1998, il démarre avec Une Enfance laconique, une œuvre plus autobiographique qu’autofictionnelle qui pourtant ne cesse de jouer à cacher la vérité dans l’invention et son trouble fictionnel. Après avoir raconté dans Le Premier amour et La Première défaite sa première relation amoureuse avec une certaine Philippine et son premier chagrin amoureux né de la fin de cette relation, Santiago Amigorena propose au lecteur de revenir en arrière pour évoquer l’âge des premières fois.

Les Premières fois s’ouvre, au milieu des années 1970, lorsque le jeune Santiago entre en 4e au lycée Rodin dans le XIIIe arrondissement parisien, un « bâtiment (…) triste comme l’échec ». Cela semble n’augurer rien de bon pour une période, l’adolescence, qui devrait être celle de l’espoir. Le narrateur est arrivé depuis peu en France, après avoir connu deux exils, celui d’avoir fui son Argentine natale puis l’Uruguay. Chose encore assez rare à l’époque, les parents du jeune Santiago viennent de se séparer, et il se retrouve avec son frère entre les deux foyers familiaux. On reconnaîtra que ça n’engage, en effet, rien de bon.

Ce nouveau chapitre de l’autobiographie d’Amigorena est hanté par l’entre-deux de l’adolescence, pas vraiment l’âge adulte mais plus vraiment l’enfance non plus, une période, cependant, où tout reste à découvrir dans l’enthousiasme des premières fois. Mais avant même le temps des découvertes, il est celui, pour le jeune sud-américain exilé, de la compréhension d’une langue, celle qui pourtant deviendra la langue d’écriture de l’écrivain Amigorena et dont il tente de faire sienne lors de sa jeunesse, mais aussi le temps de l’exploration d’une nouvelle société et de ses règles. Si l’indétermination adolescente règne sur la pensée du narrateur, c’est que non seulement il se situe dans un territoire neutre de la vie humaine comme tout jeune de son âge mais aussi parce que cette déterritorialisation est avant tout géographique. Comment vivre dans un pays où l’on n’est pas né, quand l’on sait que l’on ne pourra pas retourner dans son pays d’origine, celui de l’enfance, sans connaitre la prison ou la mort ? Mais pourtant, notre jeune narrateur n’adopte jamais un ton plaintif ; au contraire il se moque de cette société parisienne en transition, qui de bourgeoise devient “nouveaux riches”.

D’ailleurs plus que la chronique d’un basculement personnel d’un âge à un autre, Amigorena fait aussi celle, collective, des années 70, qui semble être pour lui un âge d’or, dans la pleine continuité de la libération sexuelle de 1968 et où l’ensemble des possibles de l’adolescence se conjugue à l’ensemble des possibles d’une époque aux mœurs plus libres. Et pourtant, elle est assombrie par l’arrivée prochaine des années 80, que l’auteur de La Première Défaite dépeint comme l’avènement du néolibéralisme qui le dégoûte et sonne le glas de ces quelques années de libertés. Amigorena décrit très bien la différence au sein même de son lycée entre lui et ses aspirations de libertés très 70’s et la bande de Shallaï, convertit au mouvement punk naissant, revers sombre d’une décennie qui vient et qui s’annonce encore plus obscure que les cauchemars de ces jeunes gens.

Mais revenons-en à notre cher « crapaud graphomane », ou plutôt le narrateur de ces Premières fois qui aime se donner ce surnom, car si l’exil et les années 70 finissantes sont bien la toile de fond de ce livre, il s’agit tout de même de continuer à documenter, par le vrai et le faux, le projet autoencyclopédique d’Amigorena. Les Premières fois du titre sont celles que nous avons tous connu à cet âge : le premier amour, le premier baiser en attendant LA première fois, qui arrivera, mais aussi celles des découvertes picturales ou littéraires ou encore celles de villes et de pays. Ainsi les amours et fantasmes, dont le narrateur fait ici la liste, sont multiples. Il s’agit de filles, connues, vues ou seulement entrevues, d’Agnès à Delphine en passant par Marianne ; de villes et de pays : Amsterdam, la Grèce ; de peintres : Vermeer ou les maitres italiens ; d’auteurs avec des poètes comme TS. Elliot ou Saint John Perse, le Joyce du Portrait de l’artiste en jeune homme avant la découverte de son Ulysse et évidemment Marcel Proust et sa Recherche du temps perdu, référence obsessionnelle du jeune Santiago, quand bien même il n’en a lu à l’époque qu’une centaine de pages. Au narcissisme du jeune Santiago se rajoute un fétichisme, qui innervera la création de ce dernier. Mais plus que l’emulatio antique, qui consiste à rivaliser avec les maîtres, ce qui fait écrire le jeune Santiago reste avant tout les femmes, ou les jeunes filles pas encore devenues femmes. L’ensemble du récit est ainsi ponctué de poèmes et de divers textes de jeunesse, qui tour à tour peuvent démontrer la naissance d’un écrivain qui fait ses gammes et la puissance créatrice liée à l’amour pour des filles et aux peines de l’amour. C’est ainsi à une forme d’archéologie de la création littéraire, liée à celle des sentiments personnels et collectifs, que Santiago Amigorena invite le lecteur, où passé et présent se mêlent pour esquisser le portrait de l’écrivain en jeune homme, pour reprendre, en l’adaptant, le titre de Joyce.

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