Deux mois après la tentative de putsch qui a frappé Ankara, alors que les médias occidentaux ne cessent de dénoncer la dérive autoritaire du gouvernement, une grande partie de la population turque clame toujours plus haut son admiration pour celui qu’elle considère comme le sauveur de la nation, Recep Tayyip Erdoğan.
La traque de l’opposition
Arrestations, mises sous tutelle, licenciements… Le gouvernement n’a pas perdu de temps avant de mettre en place la série de purges qui frappe encore aujourd’hui une grande partie de la société turque. Persuadé d’être victime d’un complot orchestré par le prédicateur Fethullah Gülen – qui n’est autre que son ennemi numéro un, le président turc Recep Tayyip Erdoğan ne s’est pas caché de mettre en place une véritable chasse aux sorcières. Dans son viseur : toute personne ayant des liens plus ou moins proches avec une « organisation terroriste », à savoir le PKK, la confrérie Gülen ou, plus récemment, l’État islamique. « Après le coup d’État raté du 15 juillet, nous avons vu que l’organisation terroriste guléniste/structure d’État parallèle (FETO/PDY), le PKK, Daesh ou le DHKP-C (extrême gauche)], sont tous des groupes terroristes qui s’en prennent à notre pays, notre nation, notre peuple et notre drapeau. Nous devons poursuivre notre combat contre eux jusqu’à leur totale éradication » déclare le chef du gouvernement peu de temps après les événements. En première ligne, les policiers, militaires, journalistes ou encore universitaires. En réalité, toute personne s’opposant au pouvoir, quelle que soit son identité et sa profession – on parle même de certains membres de l’AKP – est susceptible de se faire arrêter.
Il faut cependant rappeler que les purges ne datent pas d’hier. Elles se sont certes intensifiées au lendemain du coup d’État mais ces dernières ont commencé il y a maintenant plusieurs années, que ce soit au sein de la police, du gouvernement, de l’administration étatique, de l’éducation ou encore des médias. Aujourd’hui, plusieurs milliers de personnes sont bannies de leurs fonctions, forcées de déménager ou encore arrêtées. Selon Amnesty International, « fin juillet, 131 médias et maisons d’édition avaient été fermés, plus de 40 journalistes arrêtés ; plus de 15 000 personnes avaient été arrêtées et plus de 45 000 suspendues ou démises de leurs fonctions. » Ironie du sort, faute de place dans les prisons, de nombreux détenus considérés comme « moins dangereux » par le gouvernement sont remis en liberté. Parmi eux notamment, Halis Bayancuk, chef de l’État islamique en Turquie, libéré le 24 mars 2016.
L’origine de la dérive
Pour comprendre le tournant autoritaire adopté par le régime turc, il nous faut retourner trois ans en arrière. Entre le 17 et le 25 juillet 2013, éclate un véritable scandale de corruption visant de toutes parts Erdoğan et son parti. Alors Premier ministre, ce dernier est accusé d’avoir bénéficié de terrains de la part d’un maire de quartier d’Istanbul déjà mis en cause par la justice. Au même moment, de nombreuses personnalités proches du gouvernement sont arrêtées pour diverses affaires de corruption. Ajoutez à cela le conflit Erdoğan-Gülen ainsi que les manifestations antigouvernementales « Occupy Gezi » et vous obtiendrez une situation pour le moins critique vis-à-vis de l’AKP.
Effrayé par la possibilité de ne pas se faire élire aux élections de 2014, Erdoğan entame alors une longue série de purges, en commençant par les personnes chargées de mener les enquêtes le concernant. De nouvelles équipes sont formées, composées pour la plupart des proches de l’AKP, très rarement formés aux postes qu’ils occupent. S’ensuit une véritable désorganisation des services de renseignements, principale cause des attentats qui suivirent en Turquie, selon de nombreux spécialistes. Par la suite, plusieurs journalistes et universitaires subissent les foudres du chef du gouvernement.
Erdoğan, ce héros !
Malgré cet excès d’autorité, une grande partie de la société turque continue d’acclamer avec ferveur le chef de la nation, désormais considéré comme un véritable héros. En témoignent les nombreuses manifestations pro-gouvernementales qui suivent le coup d’État. La cote de popularité du Président serait en effet passée de moins de 50 % en juin à 68 % après le coup d’État, selon un sondage réalisé par l’un des instituts les plus établis en Turquie et repris par le Figaro. Alors, comment expliquer cet engouement de la part du peuple turc ? Il faut, pour le comprendre, s’éloigner de notre vision occidentale et revenir sur l’histoire du pays.
La Turquie n’en est pas à son premier coup d’État. En 1960 et 1997, elle en subit quatre, tous plus violents les uns que les autres. A chaque fois, ce sont de véritables bouleversements pour le pays et ses concitoyens. Erdoğan se place aujourd’hui comme le sauveur de la nation, celui qui a su résister au putsch et à une potentielle guerre civile. Il sait également gagner la confiance des Turcs en leur prouvant qu’il n’en a que faire de l’opinion occidentale. Selon Pascal Boniface, géopolitologue et directeur de l’Institut des Relations Internationales et Stratégiques, « Erdoğan joue sur la carte nationaliste d’un peuple qui s’est senti humilié, méprisé et insuffisamment reconnu à sa juste place. » Alors que les dirigeants des puissances occidentales et européennes ne montrent guère d’intérêt au sort de la Turquie, il promet de faire de son pays une grande nation tel qu’il a pu l’être au temps de l’Empire ottoman.
Aujourd’hui, nous pouvons clairement séparer la Turquie en deux partie : une Turquie pro-gouvernementale, développant un discours de plus en plus nationaliste et anti-occidentaliste, et une Turquie plus diverse, clamant différentes opinions critiques, désormais inaudibles. Loin de renverser le gouvernement, le coup d’État permet finalement à Erdoğan de se débarrasser de ses opposants tout en dérogeant aux droits de l’Homme et aux libertés d’expression et d’information… sans que personne ne puisse l’arrêter dans sa quête de pouvoir.