LITTÉRATURE

« Je me croyais une fille vachement plus libre »

C’est avec La Femme gelée que nous finirons l’été. Un roman d’Annie Ernaux de 1981 inspiré de la vie de l’auteure qui nous montre avec frayeur et profondeur la condition d’une femme.

Une enfance heureuse, entourée de femmes au « verbe haut », aux « corps mal surveillés, trop lourds ou trop plats » et aux « doigts râpeux », c’est celle de la narratrice de ce roman incroyablement lucide et émouvant à la fois. Nous suivons cette dernière dans l’avancée de sa vie, dans ses interrogations et réflexions existentielles : de son enfance naïve à sa lecture du Deuxième sexe, jusqu’aux bancs de la faculté de Lettres de Rouen et enfin, jusqu’au mariage. Carla femme gelée, c’est elle, la femme mariée, figée dans des cadres imposés par la société, par un quotidien morne. Celle qui doit préparer le repas chaque jour, faire les courses, s’occuper de ses deux enfants qui font pourtant son bonheur. Elle habite avec son mari qui l’aime un appartement à Annecy pourtant très confortable. Tout ce qu’il faut pour une vie agréable. Alors elle se sent égoïste, la femme gelée, de vouloir sa liberté. De vouloir retrouver son élan de vie d’avant, sa curiosité spontanée, son envie de jouir de tout, de chaque lieu, de chaque instant. Cet élan que l’on a à vingt ans. L’épluchage des carottes a remplacé les lecture de Kafka. Elle rate une première fois son CAPES, mais on lui dit que l’essentiel, c’est que « lui » ait réussi. Lui, c’est son mari. Son identité s’est effacée, gelée au fil des ans, sa vie, son être.

« Quelle honte ! Oser regretter ce temps égoïste, où l’on n’était responsable que de soi, douteux, infantile. (…) Pour moi, quatre années où j’ai eu faim de tout, de rencontres, de paroles, de livres et de connaissances. Etudiante, même boursière, pour la liberté et l’égoïsme c’était rêvé. Une chambre loin de la famille, des horaire de cours lâches, manger ou ne pas manger régulièrement, se mettre les pieds sous la table au restau universitaire ou préférer un thé sur son lit en lisant Kafka. (…) Rue bouquet, je lève la tête vers les hautes maisons bourgeoises aux rideaux anciens. L’ordre et l’immobilité, mais c’est un pur décor, ne me concerne pas et ne me concernera jamais. Moi je descends vers les lieux mouvants, vivants, les lieux à rencontres, salle de cours, cafés de la gare, bibliothèques, cinémas et je retourne au silence absolu de ma chambre. Alternance merveilleuse. » pp. 110-111.

Un incipit qui vous happe, une fin qui vous laisse sans voix, ce roman est d’une puissance infinie. On en ressort ému.e, presque marqué.e par les rides que nous décrit la narratrice. Pourtant, malgré la souffrance, inéluctablement, l’espoir. C’est donc un livre lumineux qui ne peut que frapper. L’écriture d’Annie Ernaux est un savant dosage entre beauté et fragilité. Parfois, des phrases nominales, ou sans article viennent surprendre le lecteur ou la lectrice, poser un trouble fort. Des phrases qui ont un manque, comme la narratrice, qui manque de liberté. Plus qu’un roman féministe, La Femme gelée est un roman à visée anthropologique, existentielle, qui narre simplement et sans pudeur une vie dans tout ce qu’elle a de joyeux et de terrible. Le murmure en dit parfois beaucoup plus que les cris.

Ce roman, un des nombreux autres d’Annie Ernaux, est d’une densité philosophique et d’une force littéraire rares, digne des plus grand.e.s écrivain.e.s. On rappelle qu’Annie Ernaux a publié Mémoire de fille, un excellent ouvrage, encore, le 1er avril 2016.

Rédactrice Maze Magazine. Passée par Le Monde des Livres.

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