Alors que de nombreux créateurs décident de se retirer, il est important de réfléchir aux conséquences de tels départs : burnout ou re-création de l’art ? Industrie ou art ?
Début avril, Saint Laurent annonçait le départ de son directeur artistique, Hedi Slimane, qui occupait le poste depuis près de quatre ans. Ce dernier n’est pas le seul à vouloir prendre une nouvelle direction : il en est ainsi d’Alber Elbaz, chez Lanvin depuis quinze ans, Raf Simons, chez Dior depuis trois ans, et Alexander Wang, également depuis trois ans chez Balenciaga. Leurs talents ont souvent révolutionné les marques qu’ils ont représentées, et pourtant, ils partent.
De nombreuses raisons peuvent être invoquées pour ces départs inattendus : des différends entre le créateur et la maison, mais aussi des excuses personnelles… Selon des proches de Raf Simons, un manque d’inspiration l’aurait poussé à se retirer. Cela semble justifié vu le rythme de vie effréné de ces créateurs qui, en plus de concevoir en moyenne six collections par an, doivent en plus s’occuper de diriger la marque. Cette cadence rend impossible l’idée même d’avoir une vie personnelle en dehors de la création, et le manque de temps pour soi fait disparaître l’inspiration si chère aux créateurs, qui, réellement passionnés et talentueux, ne se satisfont plus et décident d’arrêter.
Bien entendu, cela ne peut pas vraiment rester sans conséquences, vu l’état de « l’industrie ». Un créateur, en revisitant les codes et les traditions de la maison dans laquelle il officie, créé une nouvelle identité en s’inspirant de la précédente, celle qui définira la marque dans les années à venir. On peut penser à Karl Lagerfeld, par exemple : indéboulonnable, peut-être pour toujours, il est devenu Chanel, il n’est plus seulement son directeur artistique. Une marque avec une identité est vivante, elle a une âme, celle que le créateur a dessiné et à laquelle il a donné vie par son travail. Si les créateurs vont et viennent, et ce malgré leur succès et leur talent, il n’y aura plus d’essence à leur travail ni à l’identité globale de la marque. Il ne sera plus question que de production et non plus d’art. Et dans cette perspective, que penser de l’avenir de la mode en général ?
Malheureusement, elle est aujourd’hui une industrie, alors qu’elle ne devrait jamais être une production mais un art, une culture qui se respecte et qui se nourrit de nombreuses inspirations. La mode prend du temps, car il faut qu’elle se construise, qu’elle se rencontre et enfin se transcende par la création. Aujourd’hui, elle n’est plus qu’une industrie versée dans la fast fashion, la consommation et surtout l’accumulation. Si personne ne se préoccupe de l’identité ou de l’art avant d’acheter quelque chose chez H&M, ce ne sera pas le cas pour Dior ou Saint Laurent, qui souffriront forcément de ces fluctuations.
Le temps, comme dans tout processus de création, est crucial : les créateurs doivent prendre leur temps, ils doivent s’approprier les codes de la maison et devenir celle-ci. Préférer la quantité à la qualité n’a jamais mené personne nulle part, et il est certain que la mode n’en profitera pas. Créer une collection prend du temps, et constitue en soi un travail titanesque si l’on veut qu’il soit bien fait. Alors laissons le temps aux créateurs de s’identifier et de s’amuser, au lieu de les déshabiller de leur inspiration et les voir s’en aller au bout de quelques années.
Comme l’a fait remarquer Alber Elbaz, la complète mutation de l’art en industrie rend le travail de créateur impossible. Au départ, il ne s’agit que de création et de passion ; cela se transforme rapidement en création d’images publicitaires, et le talent ne se mesure plus que par le buzz et les réseaux sociaux. Il serait donc temps pour les artistes et les consommateurs de résister enfin à une industrie productrice et désintéressée, et de tourner le dos à ce système qui a dénaturé un art qui ne mérite pas de se perdre.