ART

Travailleurs et crises dans l’oeil des photographes

Le thème du travail traité ce mois-ci dans notre magazine est également l’un des sujets de prédilection pour de nombreux photographes, parmi lesquels August Sander et Walker Evans. Retour sur ces travaux photographiques, entre Allemagne sous occupation nazie pour l’un, et Amérique durant la Grande Dépression pour l’autre. 

Certains artistes vous diront que les périodes de désespoir et de difficultés sont des moments charnières lors de la création de leurs œuvres. Ici, aucune interprétation n’est prêtée à ces deux photographes, mais leurs travaux coïncident avec des périodes sombres de l’Histoire. D’ailleurs, August Sander disait qu’« en photographie, il n’existe pas d’ombres que l’on ne puisse éclairer. » D’une certaine façon, ses paroles contrastent avec son oeuvre photographique, souvent qualifiée de clinique. Lui qui a su capturer à travers des portraits documentaires son pays d’origine, l’Allemagne, alors qu’elle basculait aux mains du nazisme. Des portraits cliniques certes, mais plus encore, souvent inquiétants, et surtout révélateurs d’une période de grands changements pour le pays qui fut défait quelques années plus tôt. Pour cela, rien de tel qu’une « Neues Sachlichkeit » traduit par “nouvelle objectivité”.

August Sander, poseur de briques, 1928.

August Sander, poseur de briques, 1928.

August Sander, maitre patissier, Cologne, 1928.

August Sander, maitre patissier, Cologne, 1928.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

August Sander, musiciens de rue, 1922-1928.

August Sander, musiciens de rue, 1922-1928.

Il s’agit d’un mouvement artistique, effectivement apparu en Allemagne moins d’une dizaine d’années avant le début de la Seconde guerre mondiale. Ce courant concerne toutes les disciplines et rappelle plus que jamais les artistes à leur devoir protestataire. Et ce, par un retour indispensable au quotidien, au réel, froidement ou… cliniquement. Ici vous ne trouverez pas d’empathie, ni de pathos. Sander capture les âmes des travailleurs, mais aussi des artistes, des soldats et des bourgeois. Les nazis refusent d’accepter cette vision de l’Allemagne, loin de leurs idéaux aryens. Car les visages, les corps, et les postures que l’on voit sur les images de Sander sont loin d’un idéal de perfection. C’est cet homme, le dos chargé de briques, ce maître pâtissier, humble et fier, ces forgerons, avec leurs regards qui percent l’objectifs, ces musiciens de rues, qui ne demandent que quelques sous en échange de quelques notes… Ces portraits trouvent leur source par le biais du projet majeur de l’artiste, nommé « Menschen des 20 Jahrhunderts » soit « Les hommes du XXème siècle  ». Pour lui les paysans étaient alors l’essence de l’homme contemporain. Un projet qui ne sera d’ailleurs jamais terminé à cause de la montée du nazisme, et de leur refus catégorique d’accepter cette réalité du quotidien photographiée par Sander. Une partie de ses négatifs, de ses documents, ainsi que tous les exemplaires de son livre Face du temps, seront même détruits.

Walker Evans, Alabama Tenant Farmer, 1936.

Walker Evans, Alabama Tenant Farmer, 1936.

Pour l’américain Walker Evans, pas de superflu non plus, l’urgence réside également dans la capture du réel. Ici, toujours pas de pathétique et de sentimentalisme, mais des images, et surtout des portraits, qui sont encore une fois un tableau qui dépeint la réalité de son époque. Bien sûr, l’objectivité en art n’est que pur fantasme. Mais Walker Evans prône l’absence de subjectivité et veut s’effacer le plus possible pour nous donner à voir l’autre. Cet autre, c’est une paysanne, un paysan, des fiers travailleurs. Robert Frank pensait à Malraux face aux photographies de Walker Evans, à propos de « transformer le destin en conscience ». La misère paysanne, c’est ce que souhaitait nous montrer Evans à travers son oeuvre photographique.

Walker Evans, Barber Shops, Vicksburg, Mississippi, 1936.

Walker Evans, Barber Shops, Vicksburg, Mississippi, 1936.

En effet, le contexte social et économique aux États-Unis, mais pas seulement, est difficile, secoué par les crises. Et surtout par « The Great Depression », la Grande Dépression, aussi nommée le krach de 1929, qui fut la crise économique la plus importante du XXème siècle. Celui que Dorothea Lange considérait comme « un homme très droit et très vrai » avait un soucis continuel de raconter l’Histoire de son pays, de façon humble et éthique. Il prendra plus de mille photographies durant son immersion en Alabama, et en résultera « Let us now praise famous men » ou “Louons maintenant les grands hommes”, un travail sur les familles de fermiers. Walker Evans était l’archétype de l’être humain en proie aux questionnements, et à la remise en cause, toujours en quête de la justesse.

Amoureuse de photographie, curieuse, passionnée par l'infinité du monde de l'art et aussi très intriguée par la complexité du monde politique.

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