Sur les six étages du 59 Rivoli, dans le 1er arrondissement de Paris, trente artistes effrontés se partagent les lieux, peignent, sculptent, et bidouillent. Ici, on prône depuis 1999, l’art libre et alternatif aux galeries traditionnelles. L’entrée est ouverte à tous. Seul bémol, l’afflux de touristes et le changement de résidents incessant questionne sur le devenir du lieu. Les résidents sont en discorde.
« Regardez ma palette, ma planète, regardez par terre ! », des croûtes de peintures s’accumulent. Francesco allume une cigarette, termine son café froid, attrape un pinceau qu’il trempe au sol sur des tâches de peintures, et entame l’esquisse d’un portrait. Sa muse ? Marion, une lycéenne qui passait par là avec une amie. « Oh ce regard, si profond, allongé, prenant… Ce regard ! » Songeur et théâtral, il peint frénétiquement en observant la jeune fille toutes les six secondes. Une fois le portrait établi, il le sèche, et marchande sa peinture. Amusée, la jeune fille succombe et achète son œuvre. « Ici, on voulait démocratiser l’art pris par la mafia de la culture. Ce n’est pas une galerie d’art, c’est un lieu de travail et d’échange permanent », observe Francesco en gratouillant son ukulélé.
Mythomano, rieur, aguicheur
Ici depuis quinze ans, il est l’un des dix artistes permanents de l’ancien squat. Dans son atelier stagnent des odeurs de peinture fraîche et de tabac froid. Ses toiles recouvrent murs et plafond « façon chapelle Sixtine », s’exclame-t-il le regard rieur. L’artiste loufoque aux yeux bleu vifs interpelle chaque visiteur « Bienvenue ! Francesco, Italiano ! », « Vous êtes Italien ? », questionne un touriste Québécois. « Non, je suis mythomano ! ». Quelques minutes plus tard, deux Russes jettent un œil curieux au monticule de tableaux. Friand d’échanges, Francesco se délecte de leur présence et entame une discussion en russe. Détendues, les deux femmes restent un instant, la « machine à portrait » reprend.
Pour découvrir l’univers des trente artistes, suivez les écailles multicolores de ce dragon, long de six étages
Entrez, c’est ouvert, et les artistes sont vivants !
Situé à deux pas des Halles, le 59 Rivoli, accolé aux vitrines parisiennes prestigieuses, happe le regard des passants. Sur sa façade éphémère, six banderoles dégringolent, sur lesquelles des légumes à tête d’hommes et de femmes arborent un grand sourire. Sur la porte d’entrée jaune un petit écriteau « entrez, c’est ouvert et les artistes sont vivants ! ».
L’histoire du 59 Rivoli commence le 1er novembre 1999. Abandonné par une banque nationale et les pouvoirs publics, trois artistes, Kalex, Gaspard Delanoë et Bruno, investissent les lieux. Rejoints par une dizaine d’artistes, puis une trentaine, ils squattent l’immeuble, où ils vivent et travaillent. Quinze ans plus tard, le 59 Rivoli est officiellement reconnu par la ville de Paris, en tant qu’association loi 1901. Les locaux sont à disposition des artistes, pour 130 € par mois, mais plus personne ne peut y vivre.
L’escalier en colimaçon défile sur six étages : tags, tâches de peintures et mots doux en font son habillage
Odeur âcre et marches grinçantes
Au rez-de-chaussée, le vent frais qui s’engouffre par la porte d’entrée soulève une odeur poussiéreuse. Les marches grincent sous les pas des visiteurs. En empruntant l’escalier en colimaçon de six étages, un dragon aux écailles multicolores zigzague et entraîne le visiteur dans un monde à part.
Tags, collages, personnages fantastiques, mots doux et slogans décalés colorent la cage d’escalier. « La première fois que l’on vient ici, on ne sait plus où donner de la tête, sur chacune des marches, chaque recoin des murs, il y a toujours quelque chose à admirer », s’enthousiasme Lucie, 15 ans, qui a entraîné son amie Rose dans l’aftersquat parisien.
Artistes italiens, japonais, français, américains… Les quatre coins du monde s’entremêlent. D’une pièce à l’autre, l’ambiance est contrastée. Au 3e, on pousse timidement la porte en chuchotant, pour ne pas déranger le calme ambiant. Au 4e, rires à profusion, poste radio à gogo et artistes en ébullition peignent et discutent. Un étage plus haut, des affiches placardées de toutes parts « No photo », « Vous me cassez les couilles avec vos photos ! » Artistes cloîtrés, rideaux aménagés et toiles XXL viennent dissocier l’univers des cinq résidents.
Âme en perdition ?
« Je viens ici dès qu’un nouveau résident arrive. Ce lieu et les artistes m’inspirent pour mon travail, témoigne Delphine, architecte et décoratrice de cinéma. Mais je trouve l’afflux de touristes regrettable, ça grise l’âme des lieux, j’ai peur que cela devienne une sorte de zoo. »
Assise dans une chaise à roulettes, Anita Savary, cheveux grisonnant et gilet gris-rose léopard, travaille ici depuis quatorze ans. Elle discute avec une amie, déplorant la situation des lieux. « Je n’aime plus la mentalité qui règne, des conflits se créent entre artistes. Les touristes nous photographient en permanence sans nous considérer, ni bonjour, ni merci. J’appelle ça l’atelier cage à lapin !, fustige-t-elle le regard froid et la mine renfrognée. La mairie souhaite réduire chaque année le nombre de résidents permanents, pour en faire une galerie. Je préférais quand on vivait ici, au moins, les gens étaient respectueux. »

L’atelier d’un artiste, niché au deuxième étage.
Colle en peau de lapin
Juste à côté de son atelier, une odeur âcre emplit les narines. L’allemande Nina Urlichs, regard doux et long cheveux châtain, cuisine une drôle de mixture : « Des granules de peau de lapin, dilués toute une nuit dans l’eau. Ensuite, on fait bouillir, et voilà une belle colle faite maison ! » L’artiste mélange délicatement sa colle, et trempe le bout de son épais pinceau, pour venir l’incruster sur sa toile.
Le visage fermé, elle plisse la bouche. Concentration et calme sont de mise. « C’est le seul problème ici, on a tellement de passage que l’on n’arrive pas toujours à travailler », souffle Nina. Malgré les discordes, l’artiste ne se voit pas faire machine arrière. « Travailler ici, c’est une vraie chance. Ma résidence touche à sa fin, mais je garderais un beau souvenir de ce lieu unique et des rencontres faites ici. »

Egzo, artiste beatmaker en résidence pour six mois au 59 Rivoli, et ses créations.
Pour Egzo, artiste beatmaker qui customise des paquets de cigarettes qu’il récupère à la rue, même son de cloche. « Il est vrai que parfois, c’est difficile de se concentrer. Moi, ça ne me pose pas de problèmes, je fais le plus gros du travail chez moi, explique-t-il paisiblement installé dans son canapé, le regard détendu. Je suis en résidence ici pour six mois. Ce qui me plaît justement, ce sont les gens qui viennent critiquer ou questionner en direct ton travail. En tant qu’artiste, tu as besoin de ça. »