LITTÉRATURE

Emily Dickinson, une âme en incandescence

Recluse au regard fixé sur le monde, solitaire plongée dans une foule immense, « dame blanche » isolée dans l’austérité de la Nouvelle Angleterre, Emily Dickinson fut une vivante hors norme. Méconnue de son vivant, elle est une poétesse de l’infini, de la vie et de la beauté, dont les vers semblent être une invitation à s’ouvrir au monde, qu’il soit extérieur ou intime.

« Beauty is not caused. It is. »

Une table en bois de cerisier, une cheminée dans l’âtre et la clarté d’une fenêtre ouverte sur le monde, voilà le dépouillement somptueux dans lequel vivait celle qui fut sans doute la plus grande des vivantes.  Loin de tout, vivant à la manière d’une recluse, Emily Dickinson y développa pourtant une relation d’une profondeur inégalée avec le monde. Sa solitude apparaît ainsi comme une condition nécessaire à l’écoute, à l’attention de l’univers foisonnant qui l’habitait… et qui nous habite tous pour peu qu’on lui accorde notre attention. Cependant sa solitude n’est pas à identifier à un isolement pur et simple, mais plus à une distance indispensable à toute relation. Ainsi sa solitude matérielle n’est que le signe visible de sa plongée en son intériorité, à un niveau de réalité insoupçonné qui lui permet de vivre et d’aimer avec une intensité poignante.

“Le simple sentiment d’être en vie m’est une extase”

Cette “âme en incandescence” contraste avec l’élite conservatrice et puritaine de la Nouvelle Angleterre où elle évolue, entourée de ces robes noires et austères. Mais c’est ainsi que, recluse dans la maison familiale, celle qu’on surnommait la “dame blanche” en raison de sa pureté transcendante et de sa robe diaphane par contraste avec le traditionnel habit noir, investit ses vers de vie, tout simplement. C’est en effet cette vitalité qui parait, aux yeux d’Emily Dickinson, essentielle, comme le montre cette simple question qu’elle adresse à son ami M. Higgison, un critique littéraire : “Mes vers sont-ils vivant ? ».
C’est cette vitalité fondatrice qu’on retrouve au cœur de son projet et qui va se manifester par un minimalisme, un épurement empreint de simplicité témoin de son attention permanente au réel. Cette présence incessante à ce qui l’entoure est donc conditionnée par un minimalisme extérieur  qui renvoie à la solitude de la poétesse comme choix d’une confrontation avec elle même. Or existe-t-il un abîme plus grand que notre intériorité ? Un gouffre plus glacial que nous même ? C’est cette expérience de la confrontation avec notre “intimité polaire” que semble décrire Emily Dickinson dans le recueil Vivre avant l’éveil.  Cette rencontre témoigne d’un rapport profond à notre existence et lève le voile sur notre solitude ontologique, sur ce point où tout nous quitte, où finalement nous devons nous aventurer seul dans une grotte obscure et sans fond, où enfin, règne un froid polaire…

« Il est une solitude d’espace
Une solitude de mer
Une solitude de mort, mais elles sont,
Société encore
Comparées à cet endroit plus profond
A cette intimité polaire
Une âme admise elle même –
Infinitude finie. »

Mais cet abîme intérieur se révèle peuplé d’une foule infinie, de tout ces flux aussi légers que subtils qui traversent l’âme à chaque instant, pour peu qu’on y prête attention.
Cette magnifique dame blanche étincelante de pureté entretient donc un rapport singulier avec la solitude, qui doit être “polaire”, pour finalement être le lieu même d’une relation, d’une rencontre et, bien sur, d’une création de l’âme. Emily Dickinson rejoint ainsi la famille des poètes de l’infini, celle des grands solitaires où l’intériorité sans fond apparaît seul lieu possible de création, à l’image du poète Rilke qui s’interroge :

« Que serait une solitude qui ne serait pas une grande solitude ? »

 

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