CINÉMA

Travail et cinéma : dans les coulisses comme à l’écran

Quel drôle de métier que cinéaste ! La réalisation d’un film n’est pas un moindre projet et il semble intéressant de se pencher sur la multitude de personnes que cela peut convoquer. Que ce soit en équipe réduite ou avec des centaines de personnes, faire un film reste un travail d’équipe, mais du réalisateur au dernier des figurants se met parfois en place une forme de hiérarchie au sujet de laquelle on a pu trouver à redire.

Si vous aussi vous vous êtes retrouvés devant Birdman d’Iñárritu, alors vous avez peut-être aussi aperçu l’un des cartons du générique de fin qui annonce : « Plusieurs milliers de personnes ont travaillé sur ce film ». Voilà une bonne alternative à un générique de fin dont les remerciements individuels auraient duré plus longtemps que le film lui-même ! Cela dit, évacuer en un seul carton un si grand nombre de personnes qui auraient participé au tournage soulève quelques questions : qui sont ces milliers de travailleurs anonymes ? Et quelle image cela donne-t-il du cinéma ? On peut supposer qu’une grande partie de ces personnes qui n’ont pas eu leur nom au générique sont ceux qui ont créé les décors, les figurants, les régisseurs, etc. Aussi, on peut s’imaginer ce que diraient les responsables de Pôle emploi à la vue d’une tel carton : « Eh bien voilà, c’est le cinéma qui va redresser la courbe du chômage ! ». Pour autant, il semble que ce soit quelque peu contre-nature de laisser le cinéma prendre des airs d’entreprise multinationale. Dans Peuples exposés, peuples figurants, le théoricien Georges Didi-Hubermann considère la place des figurants au cinéma avec brio :

« Les figurants sont la nuit du cinéma lorsque le cinéma se veut un art pour faire briller ses étoiles, ils seraient les non-acteurs par excellence […]. Ils sont à l’histoire qui se raconte quelque chose comme une toile de fond constituée de visages, de corps, de gestes. »

Cette question de la place des figurants au cinéma, c’est l’un des enjeux dont traite La Ricotta de Pier Paolo Pasolini. Le film met en scène un tournage durant lequel il est question de reconstituer des tableaux bibliques à taille humaine, avec des acteurs. Sur le plateau de ce tournage, on a d’un côté Orson Welles, qui joue le rôle du réalisateur, assis confortablement dans sa chaise le cigare à la bouche, et de l’autre le personnage de Stracci (ce qui signifie « haillons » en italien) qui représente précisément ce statut du « prolétaire du cinéma » (voire même plutôt du sous-prolétaire car Stracci se fait même maltraiter par les autres figurants). Cette réflexion portée sur le cinéma lui-même par Pasolini donne à penser la manière dont le cinéma a intégré la hiérarchisation voulue par les systèmes de production capitalistes : n’importe qui peut jouer à la place de Stracci car il n’est qu’une silhouette (en l’occurrence, celle d’un corps mort sur une croix christique) donc il devra être payé le minimum.

Le cinéma ne pouvait-il pas résister plus longtemps que l’ont fait les industries à cette logique du profit ? Face à ce problème de la représentation des travailleurs au cinéma, il me semble qu’il faille condamner la démarche des cinéastes qui chercheraient à faire compatir le spectateur vis-à-vis de leur situation et qu’il faille au contraire faire échapper l’individu de son statut de travailleur, il faut montrer l’humain derrière ce que d’autres ont cherché à réduire à un statut (femme de ménage, ouvrier, figurant) et redonner de l’effectivité à ces personnes là à l’écran. Dans Les Mille et une nuits de Miguel Gomes, la création de micro-récits fictionnels fournit des rôles à ceux qui n’en avaient pas. Chaque histoire donne le temps à l’individu de s’exprimer de manière à ce que le film dans son ensemble (car il est constitué de trois volumes) donne à voir chaque élément qui constitue ce qu’on voyait habituellement comme une masse uniforme, il montre ce qui ce cache entre les mailles de la « toile de fond ». – Adam Garner

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La Ricotta de Pier Paolo Pasolini (1963) – Arco Films

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Les Mille et une Nuits de Miguel Gomes (2015) – Shellac

Le travail au cinéma c’est souvent la machine. La machine comme mouvement autonome et régulier qui a fait l’objet de la fascination des premiers cinéastes aux prétentions documentaires (Vertov, Ruthman). Mais aussi la machine de l’asservissement au travail, de la soumission à la cadence.

Bras armé de la domination, incarnation infernale et zolienne d’un travail deshumanisant, routinier et aux visées si abstraites qu’elles en deviennent absurdes, elle dévore parfois littéralement le travailleur. C’est alors Métropolis de Lang et ses ouvriers qui se balancent aux rythmes chorégraphiés d’une machine/divinité les avalant dans des enfers païens surgis d’un fondu enchainé. C’est enfin  Charlie Chaplin et cette machine censée nourrir le travailleur et le défigurant sur un mode comique déjanté.

Le cinéma, et tout le cinéma de Tati ou Keaton en est la preuve, est alors capable par son onirisme partout en germe de dépasser son admiration pour la matière et le mouvement et de rendre la chose et la machine à son absurdité première. L‘absurdité d’une machine qui ne se justifie que par une divinisation de l’argent, de l’efficacité et du travail pour eux-mêmes. L’absurdité d’une machine dont la simple beauté dynamique se suffit à elle-même.

Car le meilleur moyen de dénoncer le travail de la machine oppressante, c’est peut-être de le rendre à sa grâce et sa délicatesse. Quand Charlie Chaplin – encore lui – glisse entre les rouages de l’usine et fait fi de cette machine qui n’essaye plus de le broyer, quand Koyaanisqatsi montre l’esthétisme et sort de toute utilité un monde moderne construit dans des vues de productivité,  la machine n’est alors plus que machine. Un outil dans la main de l’artiste, une beauté de mouvement, une chose extraite de notre monde, un poison mortel qui, pris à petite dose, devient un remède miraculeux à notre fascination moderne pour l’homme au travail. – Victor Demenge

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Les temps modernes, Charlie Chaplin, 1936, MK2

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La petite fille aux allumettes, Aki Kaurismaki, 1990

Dans l’histoire du cinéma, le travail a été abordé sous tous ses angles. L’usine, les mouvements sociaux, les difficultés de la vie en entreprise, l’économie sont des thèmes maintes et maintes fois envisagés par les cinéastes qu’ils soient filmés de manière plutôt réaliste ou satirique, voir burlesque. Et puis, il y a les films traitant d’un métier en particulier. Alors qu’aujourd’hui, le travail est au cœur des débats citoyens, médiatiques et politiques avec la Loi El Khomri et que les étudiants et lycéens se mobilisent dans les rues aux quatre coins de la France, un esprit de révolte souffle. Une envie de rébellion contre cette société à la manière des ouvriers du chef-d’œuvre de Fritz Lang, Metropolis, une envie de se libérer des chaînes du monde « d’en-haut », comme un ras-le-bol du peuple envers ses dirigeants. Il faut penser bien évidemment au dernier film de Stéphane Brizé, La Loi du marché qui offrit la palme d’or à Vincent Lindon au dernier Festival de Cannes ainsi que le César du meilleur acteur, qui fait écho avec ces mouvements sociaux. Le personnage interprété par l’acteur est victime en tant qu’emploi précaire, de la crise de l’emploi aujourd’hui et des dysfonctionnements de ce secteur. Un mot reste après visionnage : déshumanisation, encore aujourd’hui en 2016 comme en 1927 dans Metropolis. Et face à cela, on a envie de crier STOP et avec l’arrivée des beaux jours, il convient d’arrêter de s’épuiser et on peut compter sur le cinéma pour cela et surtout sur le film Alexandre le Bienheureux d’Yves Robert, où Philippe Noiret après la mort de sa femme, décide d’arrêter de travailler pour ne rien faire, un bel éloge cinématographique de la paresse :

« Crevés comme moi, ils sont, le soir. Ils s’endorment fatigués et ils se réveillent plus fatigués encore. Et ça continue, et ça n’en finit pas de durer et d’être pareil. Pfff ! Y’a un moment, je sais pas, moi, mais je sais bien que c’est pas ça, quoi. »

– Diane Lestage

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Metropolis – Copyright Warner Bros

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La Loi du Marché – Nord-Ouest Films, Arte France Cinéma

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