LITTÉRATURE

À dix-sept syllabes de toutes choses

Levant les voiles pour le pays du Soleil-Levant dans un avenir rapproché, l’occasion me semblait idéale pour découvrir la littérature nippone. Je tournais les pages jaunies des livres de ma bibliothèque régionale en ne pouvant m’empêcher de songer que ces derniers n’avaient pas été empruntés depuis des siècles et que l’histoire ne se renouvellerait probablement pas de si tôt après mon passage. Une intuition fulgurante me percuta alors et l’entièreté de la situation m’apparut soudainement comme contenant à elle seule toute la philosophie du haïku, ce petit poème japonais de dix-sept syllabes censé immortaliser un moment du présent tel l’appareil photo instantané du poète.

Je tirais avec empressement le seul stylo gisant sur la table et écrivait fébrilement, à l’encre, sur la page de l’un des ouvrages :

Livres endormis. Une main qui rôde :

Stupeur !

Dans les rayons.

C’était bien là mon tout premier haïku qui fut aussitôt suivit d’un deuxième ; une bibliothécaire que je devinais soupçonneuse de ma bévue d’encre venait de me lancer un regard mauvais. J’écrivais donc, cette fois-ci, sur ma main, le rouge aux joues :

La bibliothèque à midi.

Arme du crime. Le crayon gît –

Coupable.

Ces deux premiers haïku qui, je l’apprendrai plus tard n’en étaient pas vraiment dû à leur laxisme syllabique, me remplirent d’une étrange satisfaction et je me dis alors, en jetant un dernier coup d’œil hasardeux à la dame, qu’ils pourraient bien présider tout cet article.

Un peu d’histoire 

À la vue de ce récit, le désir d’approfondir ce qu’est le haïku et de savoir d’où il provient peut venir titiller. Riche d’une histoire ancestrale, il faut remonter jusqu’au XIe siècle pour aller à la rencontre de son ancêtre, le haïkaï. Le haïkaï faisait alors office de dénominateur commun pour tous les autres genres poétiques japonais. Sous son appellation se rangeait les tankas – courts poèmes de deux strophes inégales comportant 31 mores – qui avaient pour objectif d’exprimer un ressenti authentique de la part de leur auteur. Les règles du jeu étaient fort simples et se pratiquaient uniquement dans les hautes sphères de la société japonaise sous peine de condamnation à mort : un improvisateur composait les trois premiers vers et un autre interlocuteur ripostait en composant les deux suivants. À plusieurs poètes, cette joute verbale revêtait le titre de renku et pouvait se décliner à l’infini. Ce n’est qu’en 1650 que nombre de poètes décideront de prendre les premières strophes de ces tankas/renku afin de les réunir dans des recueils et de les publier. Alors que les haïkus actuels se lisent silencieusement, les tankas, comme beaucoup de poésies nippones, étaient chantés. Le mot uta en japonais signifiant aussi bien poésie que chant.

Tuant une mouche

J’ai blessé

Une fleur

 –  Issa

En 1644 l’arrivé de Minefusa Matsuo dit Bashô, de son nom de plume, permettra au haïku de naître véritablement. Considéré comme l’un des quatre grands piliers de la poésie japonaise classique, il sera tout d’abord samurai puis délaissera peu à peu la voie du guerrier pour se concentrer sur l’écriture. Son style innovateur aura tôt fait de rompre avec ceux en vogue de l’époque et de s’orienter vers quelque chose de plus subtile, davantage dans la suggestion et l’émotion spontané suscité par l’inattendu.

Brume et pluie

Fuji caché. Mais cependant je vais

Content

 – Bashô

 Après son passage, le genre n’aura de cesse d’évoluer. Yosa Buson, l’un des plus fervents admirateurs de Bashô, apportera sa pierre à l’édifice par l’invention du haiga : une pratique consistant à accompagner une peinture d’un haïku. Les poèmes de Buson quant à eux, tireront davantage vers l’humour ; caricaturant même à souhait le clergé et la classe militaire. À sa suite viendra Kobayashi Issa qui, pour sa part, sera le premier à introduire le sentiment personnel ainsi que l’autoportrait dans ses compositions.

Sa Grandeur l’abbé

Faisant sa grosse commission

Sur la lande fanée

– Buson

L’enfant essayait

De garder les gouttes de rosée

Entre le pouce et l’index

– Issa

Masaoka Shiki sera le dernier des quatre grands piliers du haïku classique et également le géniteur de sa forme actuelle. Il donnera, entre autres, aussi bien aux tankas qu’aux haïkus leur nom définitif. Virulent dénonciateur de la dévotion porté à Bashô il contreviendra à la règle syllabique très stricte du 5-7-5 et créera une revue du nom d’Hototogisu (« coucou ») publiant ces tercets japonais.

Temple de montagne

Midi, on ronfle

Coucou fait le coucou

– Shiki

Le haïku 

Selon la tradition, un haïku devait être accompagné d’un kigo, c’est-à-dire d’un mot clé qui suggère fortement l’une des quatre saisons sans toutefois clairement l’évoquer. Son temps de lecture ne devrait également pas dépasser celui d’une respiration.

Né en territoire bouddhiste et shintoïste, il peut rappeler les koans du bouddhiste zen ; des devinettes paradoxales cherchant à dépasser la logique et le rationnel afin d’élever la pensée vers un stade supérieur. Par exemple, quel est le bruit d’une seule main qui applaudit ? Loin d’être un non-sens, il s’agit en fait d’un outil pour tout être méditatif qui désire stimuler son esprit.

Il y a également cet amour de tous les êtres vivants qui transparaît dans la majorité des haïkus et surtout, cette nécessité d’être ouvert à l’instant qui est à la base de la philosophie du genre. Car son objectif, s’il en est un, est de faire coïncider l’évanescence et la fugacité de toute chose (fueki) avec l’éternité et l’immuable de ce monde (ryugo). Bashô disait même qu’un poème n’est achevé que si ce but est atteint.

En occident, le haïku peut être fort désarmant pour tout être accoutumé à la poésie romantique. Apparaissant sous la forme d’un tercet, il est dénué d’absolument toute fioriture ; bien loin de la poésie française qui use de rimes et de métaphores pour sublimer les sentiments. Au contraire, toute évocation émotive apparaît sous forme de suggestion. Il en va de même pour la condition humaine qu’il explore de façon concise, loin de tout débordement :

La danse des hommes

Pour apaiser le dieu du vent

Ressemble à la tempête

– Arito

Ou encore :

Ce monde souffre

Même les herbes le disent

Qui se courbent au couchant

– Issa

Les œuvres narratives nord-américaines se différencient elles aussi. Très souvent elles construisent leur histoire sur l’objectif culminant de leur récit, comme si les péripéties n’avaient de sens qu’en perspective de ce point alors que la littérature japonaise accorde une importance considérable au temps qui passe et à ses protagonistes qui le subissent.

Pour celui qui part

Pour celui qui reste –

Deux automnes

– Yosa Buson

Le haïku est donc le reflet de cette littérature et il n’existe rien de profane semble dirent les haïkistes, car bien des fois ces brefs poèmes mélangent avec tendresse et humour le prosaïque et le sacré. Tout est digne et suffisamment noble pour qu’on en rie.

En bref, quand le regard pourfend et saisit l’instant, c’est l’essence même du monde qui est à regarder. Une essence que les poètes japonais s’efforcent de retranscrire et qui échappe à toute explication, qui se meurt à la moindre analyse. Comme le disait Tao-Ou et le reprenait dans son livre Maurice Coyaud, Fourmis sans ombre : « Quand vous regardez, contentez-vous de regarder. Si vous réfléchissez, vous mettez déjà hors de la cible  ».

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