SOCIÉTÉ

Pour un français égalitaire

D’aucun-e-s remarqueront, sur leur fil d’actualité Facebook, sur des blogs, ou même chez certains éditeurs, une inflation de féminisme travestissant de façon odieuse la langue française par l’ajout d’abondance de –e, pour une prétendue « féminisation », ou « neutralisation » de notre langage. Déformation contre-nature, lubie féministe, mode passagère ou détour sans retour ?

En réalité, la langue française est loin d’être immuable. La récente réforme de l’orthographe l’a montré. Et contrairement à ce qu’assènent ceux et celles qui s’opposent à la féminisation des mots masculinisés, le masculin ne l’a pas toujours emporté sur le féminin. C’est ce que démontrent les travaux d’Eliane Viennot, historienne des femmes de l’Ancien Régime. En effet, c’est seulement au dix-septième siècle que des grammairiens commencent à lutter pour faire valoir que, comme le dit si bien Beauzée en 1767, « le genre masculin est réputé plus noble que le féminin à cause de la supériorité du mâle sur la femelle ».  L’idée selon laquelle le masculin doit s’accorder avec les adjectifs parce qu’il est plus noble est renforcée, remplaçant la règle de proximité alors en usage, selon laquelle l’adjectif s’accorde avec le nom le plus proche, fut-il féminin ou masculin. « Le » devient un terme neutre, les femmes doivent dire « je le suis », et plus « je la suis » comme il était courant de dire. Des mots comme « amour », « art », « honneur » deviennent masculins, parce qu’ils ne se terminent pas par un –e. Autre exemple, loin d’être innocent par ailleurs, l’aigle, devenue symbole du pouvoir napoléonien, devient un aigle après le règne de l’Empereur.

Cette évolution forcée doit, pour être comprise, être replacée dans son contexte historique : le début du dix-septième siècle est marqué par des luttes pour le pouvoir, dans une cour où les femmes prennent de plus en plus de place, ce qui ne va pas sans déplaire à certains hommes. La féminisation de la cour, visible par l’influence de régentes puissantes comme Marie de Médicis et Anne d’Autriche et les succès monstrueux de nouvelles écrivaines, poussent certains hommes jaloux de leurs privilèges à réfléchir aux moyens d’inférioriser ces concurrentes. C’est pour remettre ces ambitieuses à leur place que certains grammairiens commencent à s’opposer à l’usage de termes comme autrice, médecine, femme d’Etat, ou peintresse, alors pourtant utilisés couramment – puisque des femmes exerçaient ces fonctions. Ce courant ne va pas sans opposition à la cour. Madame de Beaumur écrit dans son Journal des Dames en 1762 : « Il semble que les hommes aient voulu nous ravir jusqu’aux noms qui nous sont propres. Je me propose donc, pour nous en venger, de féminiser tous les noms qui nous conviennent ».

Malgré de nombreuses réticences, la masculinisation de la langue s’impose. La Révolution française avalisera cette lente évolution forcée. Aujourd’hui, la langue française telle qu’on la parle et l’écrit est donc le fruit de combats politiques, et il s’avère que les circonstances historiques ont voulu qu’ils se soldent au profit des promoteurs de sa masculinisation. Il aurait pu en être autrement.

Deux choses ressortent de l’analyse d’Eliane Viennot. D’abord, la langue est un outil éminemment politique. Il est flagrant qu’asséner aux enfants que « le masculin l’emporte sur le féminin » n’est pas seulement faire appliquer une innocente règle de grammaire. Le langage est à l’origine de nos structures de pensée ; il constitue un outil de pouvoir. En occultant la femme de sa grammaire, le français a été depuis le XIXe siècle l’outil de reproduction des inégalités sexuées. La question des noms de métiers n’est pas innocente, considéré que la catégorie socio-professionnelle constitue le fondement de la hiérarchie sociale. Il est d’ailleurs intéressant de remarquer que certains métiers, comme femme de ménage, sage-femme ou prostituée n’ont pas d’équivalent masculin.

Le deuxième élément que met en lumière Eliane Viennot, c’est qu’il peut en être autrement. Alors que la dynamique républicaine d’acquisition des principaux droits sociaux, économiques et politiques formels des femmes semblent achevée et que la demande se déplace vers une égalité effective des sexes, c’est peut-être le moment de faire évoluer la langue. Cela commence, par exemple, par réintroduire des mots comme « écrivaine », qui ne sont pas dérivés du masculin mais existent en propre. De nombreuses mesures ont été prises en ce sens, au niveau communautaire et national. Le Conseil de l’Europe, en 1990, a émis une recommandation sur l’élimination du sexisme dans le langage. En France, deux circulaires ont été émises à propos de la féminisation des noms de métier, en 1986 et 1998, la deuxième prouvant malheureusement l’inefficacité de la première. Le problème de la langue française est qu’elle n’est pas neutre, contrairement à l’anglais par exemple. Alors comment la féminiser, ou plutôt la dé-masculiniser ? L’UNESCO a publié en 1999 un Livret sur l’égalité des sexes dans le langage, où des propositions sont faites à cet égard – préconisant l’utiliser du .e, -e, du E majuscule, ou simplement l’usage d’expression comme « les hommes et les femmes », « tous et toutes », etc, plutôt que de se limiter aux « hommes » puisque non, le masculin n’est pas universel : il est simplement dominant, mais ne l’a pas toujours été, et ne le sera pas indéfiniment.

Cartooniste et féministe, j'écris et dessine pour Maze depuis la Chine.

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