« La cohésion d’un groupe dépend de la façon dont ses membres individuels envisagent le partage d’un destin commun avec les autres membres du groupe. Meilleur est le sentiment individuel sur les objectifs et les méthodes du groupe, meilleure sera sa cohésion ». C’est cette citation de Lehtovaara et Hagfors que le photographe finlandais Tuomo Manninen a voulu illustrer avec « ME/WE », une série de portraits de différents groupes sociaux.
Depuis le milieu des années 90, Tuomo Manninen parcourt le monde pour réaliser des portraits de groupes de tous horizons et de toutes classes sociales. Il a centré son projet sur les groupes de travailleurs, en passant également par la représentation de groupes sportifs, culturels, de clubs en tous genres.
Les portraits de cette série sont troublants : l’image est habitée par les corps de chaque individu, une sensibilité particulière se dégage de la profondeur du champ, de la construction frontale et tout en perspective de la scène, d’un ensemble pourtant très épuré, très analytique. Ils se ressemblent d’ailleurs tous dans leur esthétique, entre le documentaire et la théâtralisation : des hommes se tiennent là, devant le spectateur, droits, impassibles, le regard perçant, incroyablement présents et conscients de leur responsabilité. Ce sont des corps suspendus, immortalisés par l’objectif entre deux temporalités : ils ne sont pas vraiment actifs, ils ne sont en train de travailler, mais ils ne sont pas au repos non plus. Ils semblent simplement se trouver là, consentant à prendre la pose entre deux tâches à réaliser. Quels que soient le sujet, l’activité du groupe, sa place dans le monde, la représentation de ces tranches d’humanité par l’artiste est toujours égalitaire. Il n’y a ni exotisme, ni hiérarchie : une objectivité et un naturalisme étonnants. Le photographe a expliqué qu’il s’imposait une seule règle : ne jamais recommencer une photo. Il doit faire le cliché parfait dans les dix premières minutes de concentration du groupe, ou ne le fera jamais, car en demandant au groupe de recommencer, il lui induirait le fait qu’il y ait eu échec, et qu’il y ait le devoir de faire mieux. Selon Manninen, le groupe perdrait alors tout son naturel, et une dimension narrative qu’il rejette absolument s’immiscerait dans la scène et rendrait impossible la réalisation du cliché recherché.
L’ambivalence du travail de Manninen est aussi criante que réussie : il parvient, en une seule image, à représenter à la fois la cohésion d’un groupe, son unité, sa force, et la spécificité de chaque individu le composant, l’individu défini par son activité, par son appartenance à ce groupe mais aussi par son identité propre. La tension entre le moi et le nous, cristallisée par le nom donné à la série, est exacerbée par le photographe : le nous passe évidemment sous silence une partie du moi, mais les mises en scène très étudiées ne sont qu’un décor éphémère que le moi quittera bientôt pour se lier à d’autres groupes, occuper d’autres fonctions. Une sympathie tacite semble lier les travailleurs, une solidarité induite par la fonction occupée, commune à chacun. L’élément vital du groupe, déjà fondamental, est le respect que mérite chaque personne et chaque fonction sociale. Une impression de solidité presque iconique, sacrée, habite les portraits. Le photographe semble ainsi créer des corporations, des familles d’individus, des entités universelles et particulières. Ses clichés ressemblent à un roman balzacien : descriptifs, sociologiques. Il reconnaît lui-même que son esthétique est assez conventionnelle, mais il l’assume pleinement et la justifie en faisant valoir le fait qu’il s’agisse, selon lui, de la meilleure façon de mettre en valeur la dignité de la personne qui travaille. Le fait de travailler s’éloigne alors des considérations souvent entretenues sur le sujet : plus de traumatisme, plus d’aliénation du travailleur. La dimension sociale de la photographie de Tuomo Manninen semble alors tristement anachronique à l’heure de l’individualisme triomphant et dominant l’Occident.