Que ce soit par le biais d’un vieux numéro de Picsou, relique d’enfance, ou bien pour avoir fréquenté de près la source mythologique du Seigneur des anneaux de Tolkien, ou bien encore grâce à votre passion dévorante pour la culture Finnoise, vous êtes probablement déjà un peu familier avec l’épopée intitulée Le Kalevala.
La quête des origines finnoises
La noblesse d’une patrie n’émane-t-elle pas d’un écrit fondateur, rassemblant la matière d’un même peuple, unifiant les dialectes et flottant comme un étendard pour valoriser une culture particulière ? C’est du moins ce que pensaient la plupart des lettrés du XIXème, tout à leur nationalisme naissant, cherchant par là une identité clairement définie, se construisant souvent en regard des autres mais tournant toujours leurs regards vers le folklore populaire. On se souvient entre autres des frères Grimm et de leur compère Masäus, qui en Allemagne, cherchaient leur propre source en ce début de siècle et bien voici que dans les terres glacées de Russie, s’étendant de l’Oural à la Finlande, tout en passant par la Laponie, plusieurs autres trouveurs s’aventurèrent sur les routes désertées pour chercher au fond des campagnes, les runot, soit les chants fantastiques du grand nord qui n’avaient été que vaguement répertoriés au XVIIIème par Porthan et Topelius. Cette quête des origines fut encore plus vivement aiguillonnée par la situation politique d’alors, la Finlande sortant d’une invasion de la Suède et devenant tout juste Russe.
Parmi ces quêteurs passionnés, le journaliste, philologue et professeur d’histoire Reinhold von Becker alors en poste à l’académie Turku et spécialiste des mythes finnois, fut celui qui donna l’envie au jeune Elias Lönnrot (le futur père du Kalevala), venu faire des études de médecine à l’université d’Abo1, de se plonger plus avant dans ces vestiges et d’aller en parallèle de ses études, récolter la matière première et presque oubliée de ces mythes. Recueillant d’abord des chansons populaires, Lönnrot composa quatre livres intitulés Kantele, de 1829 à 1831. Le succès ne fut pas au rendez-vous, la Finlande d’alors étant plus encline au christianisme qu’aux contes païens punis en ce temps par les ecclésiastes. C’est aussi pour cette raison qu’Elias Lönnrot prit le parti de se déguiser en paysan lors de ses voyages suivants, afin de gagner plus facilement la confiance des ruraux. Admirant la démarche du Kantele, plusieurs jeunes décidèrent de créer La Société de littérature Finnoise en 1831, ayant pour but d’encourager la littérature finlandaise, de préserver le finnois en en faisant la langue nationale et surtout, d’instruire le peuple. Elias Lönnrot en fut son premier secrétaire.
Le Kalevala, une épopée construite
Repartant sur les routes de la Carélie (ancienne province de l’est de la Finlande) en 1831, Lönnrot a alors une conviction : il existe une épopée dont l’unité a été brisé et qu’il lui convient de restituer avec les témoignages des derniers bardes. Or, on le sait maintenant, nulle épopée en tant que telle n’existait en Finlande et les fragments réunis par Lönnrot selon une manière peu scientifique -il ne modifiait pas les récitations des bardes mais construisait autour des histoires, des vers d’accroche, voir en inventait des pendants pour qu’un semblant logique en découle- n’étaient que des témoignages insulaires d’une mythologie païenne sans prétentions, aucune généalogie n’ayant été réellement élaborée comme c’était néanmoins le cas pour les grands exemples grecs de l’épopée, soit l’Odyssée ou bien l’Iliade. Le travail de recoupement de Lönnrot dura ainsi environ quatre ans. La première version du Kalevala, qui était un poème intitulé Runokokous Väinämöisesta (5 050 vers) devait être publié par la Société de littérature finnoise mais grâce à un retard, Lönnrot pu retoucher son écrit et livra 12 100 vers pour un ouvrage ré-intitulé Le Kalevala, qui fut publié le 28 février 1835. La version finale de cette épopée ne parut néanmoins qu’en 1949 avec un ouvrage augmenté de plus de 60 runot et comptant désormais 22 800 vers. C’est cette version admirablement traduite par Jean-Louis Perret qui nous est parvenue en France aux éditions Honoré Champion.
Un cycle de héros païens qui s’efface devant le christianisme
Ce cycle long (666 pages dans l’édition française), s’articule autour de l’histoire de cinq personnages principaux : le barde Väinämöinen, l’impétueux Joukahainen, le guerrier et séducteur Lemminkëinen, le forgeron Illmärinen et l’orphelin Kullervö. Mais avant de suivre leurs péripéties respectives, le narrateur de ce poème épique présente les deux éléments fondateurs du monde, soit l’Eau et le Ciel, qui lui-même a une fille nommé Illmatar la vierge (les éléments naturels sont des personnages de premier plan). C’est d’Illmatar que naîtra Väinämöinen, qu’Elias Lönnrot qualifie de « premier homme » tandis que jadis, on le considérait comme une divinité de la mer à part entière. Accentuant son caractère humain, l’auteur en fait une figure admirable, à mi-chemin entre le sage chaman, issu de la tradition primitive religieuse de la Finlande antique, et l’homme de chair, le mortel héroïque qui accompagné de son kantele –cythare aussi appellée kannel- (en)chante le monde.
Marquant profondément la littérature, cette figure du barde magicien fut reprise notamment par Tolkien dans Le Seigneur des Anneaux sous le personnage de Tom Bombadil, qui précéda lui-même la venue des hommes et qui est qualifié comme étant « le plus ancien et le sans père »2 . Dans le Kalevala, la venue de Väinämöinen succède à la création des différentes terres, des cours d’eau, des gouffres et des récifs suite à l’explosion d’un oeuf. Il incarne celui capable de maîtriser les éléments naturels, les transformant à son bon plaisir grâce au recours à des formules poétiques, des fameux runot, que lui envient la plupart des héros. Cette symbiose ultime avec l’élément naturel marque l’une des principales quêtes des héros païens dans cette épopée, à l’image du jeune lapon Joukahainen qui s’en vient défier Vaïnämöinen, persuadé qu’il maîtrise mieux que lui les chants magiques. La beauté de ce poème s’illustre pleinement dans ces joutes verbales, supplantant de loin les affrontements guerriers. Ceci dénote des héros entièrement tournés vers la nature, puisant en elle leurs forces respectives, ce qui fait d’eux des incarnations de l’ancienne religion, religion se heurtant au christianisme grandissant comme l’annonce la naissance d’un ultime personnage, innommé, mais qui entraîne la disparition du vieux sage Väinämöien et des croyances païennes par la même occasion. En somme, cette épopée établit un lien subtil entre la mémoire de mythes remontant parfois au XIIIème siècle ainsi qu’avec les modifications culturelles et religieuses de son propre siècle d’écriture, soit le XIXème.
De la rigueur scientifique à celle littéraire
Concernant la maestria littéraire, on ne peut que saluer l’effort d’Elias Lönnrot pour avoir lui-même ciselé avec précision son poème, qui bien que n’ayant aucune rime en fin de vers -car la rime dans le système littéraire finnois n’existe pas- a tout de même relevé le défi de l’allitération dans de nombreux vers. Correspondant esthétiquement à la rime, l’allitération est la reprise d’une consonne particulière dans les mots d’une même phrase, créant un effet sonore venant insuffler plus de force au discours. De même, tout le Kelavala repose sur une trame de quatre trochés (syllabe longue suivie d’une courte) formant huit syllabes au total pour chaque vers. Cette mesure qui était à l’époque le mètre unique de la littérature populaire, place le Kalevala comme une véritable épopée, soit comme un récit émanant de la langue du peuple et clamant les splendeurs de héros plus ou moins vraisemblables. Néanmoins, longtemps le statut d’épopée fut interdit à ce poème, d’aucuns jugeant que nul fil conducteur ne soutenait réellement l’enchâssement d’épisodes réunis par le médecin itinérant.
Autre fait hautement intéressant dans cet écrit ciment de l’unité finnoise, le traitement des personnages féminins. Présentées de prime abord tels des êtres passifs et au service des hommes, les femmes se révèlent être celles autour desquelles se cristallisent presque toutes les intrigues, qu’elles soit amantes, promises ou bien mères. Elles conseillent, punissent et affrontent fièrement les échecs de ceux qu’elles aiment mais peuvent aussi échapper totalement à la puissance patriarcale, n’hésitant pas à se défaire de la vie comme signe de rébellion ultime. Car il ne faut pas oublier que le Kalevala est une oeuvre poétique, certes, mais c’est aussi une oeuvre qui peut-être violente, où tous les mots savamment mis en résonance -du moins dans la traduction de Jean-Louis Perret- assènent au lecteur de notre siècle, une idée de la puissance de ces récits, autrefois chantés par les bardes. Cette violence se retrouve de même épisodiquement dans les périples des héros, qui se doivent d’accomplir des exploits pour prouver leur valeur et qui bien souvent, manquent de franchir le monde de l’au-delà, appelé tour à tour Tuonela ou bien Manala. Relativement flou dans les descriptions des lieux, aucune correspondance géographique ne pourrait néanmoins être établie avec quelques parties de la Finlande ou avec d’autres pays scandinaves. N’en sont restés que deux territoires imaginaires clairement définis où résident les protagonistes, soit d’un côté le Pohjola, contrée brumeuse et régie par des femmes et lui faisant face, le Kalevala aussi appelé « terre des héros ». Le principal lien entre ces contrées étant bien évidemment les mariages entre leurs habitants respectifs mais aussi la possession du Sampo, un objet magique ressemblant à un moulin et apportant richesse et abondance à qui le possède et pour lequel s’affrontent ces deux puissances.
Poème fleuve révérant les forces naturelles et les anciennes croyances, le Kalevala désormais mondialement connu, est l’un des plus bel exemples de la littérature finnoise et scandinave qui offre au lecteur une oeuvre exigeante. Ces divers épisodes n’auront pas manqué d’inspirer de nombreux autres artistes, comme ce fut le cas pour le compositeur de musique classique Jean Sibelius, qui s’inspirant des aventures de Lemminkäinen, composa quatre pièces symphoniques, dont l’une intitulée The swan of tuonela inspira le peintre Ben Garisson pour sa toile éponyme.
- Elias Lönrrot étant issu d’une famille pauvre de tailleur, il fut obligé de faire une tournée de mendicité puis de prendre un travail à temps partiel, premièrement de précepteur –c’est là qu’il rencontra Von Becker- et ensuite d’aide apothicaire, ce qui le contraignait à travailler nuit et jour pour réussir. Le Kalevala, préface de Jean-Louis Perret, éd. Honoré Champion, coll. Champion Classiques, 2009.
- Dictionnaire Tolkien, dirigé par Vincent Ferré, coll. CNRS dictionnaire, 2012. Article Le Kalevala p.327.