CINÉMA

La dialectique peut-elle casser des briques ?

Le 18 février, dans le cadre du cycle Marx en scène de la section Cinéma de l’ENS qui s’interroge sur l’influence du penseur allemand dans l’Art, se déroulait au Bal, un bar-expo de Paris, une conférence sur le projet avorté de Eisenstein d’adapter Le Capital à l’écran. Retour sur cette conférence qui tente d’éclaircir le mystère de ce défi fou à la lumière de documents et archives (plus de cinq-cents pages d’un journal d’Eisenstein) retrouvés par Elena Vogman, doctorante sur le cinéaste russe.

Le cinéma est un formidable outil de propagande, et ça, les bolcheviques l’ont compris dès les années 20. Par divers recherches sur le montage les avant-gardes russes ont cherché comment éduquer le peuple. Nous nous intéresserons ici à l’essai de Eisenstein de diffuser les idées marxistes par un montage dialectique.

Eisenstein et Le Capital, entre Marx et Joyce

La dialectique, qu’est-ce que c’est ? La dialectique est une méthode de raisonnement par opposition, les idées contradictoires s’entrechoquent donnant naissance à une nouvelle et cela jusqu’à construire un cheminement logique vers la vérité. Le montage mathématique de Eisenstein procède de la même manière ; de l’individu on passe au collectif, du statique on passe au mouvement : la Révolution est en marche. Son dessein, encore plus avec Le Capital, est « de montrer la méthode de la dialectique » par le cinéma, par l’image, avec une relation entre la forme et le fond. Il souhaite « enseigner à l’ouvrier la dialectique » par un montage dialectique, par une forme riche, une multitude de lieux et le choc des images. Eisenstein voit dans les théories marxistes un formidable potentiel visuel, une théorie nourrie d’images concrètes et efficaces comme la métaphore de l’usine et de la cage.

Afin de porter à l’écran ces théories, d’« écraniser » la théorie de Marx, Eisenstein a pour modèle Ulysse de James Joyce paru en 1922. Œuvre majeure du XXe siècle, à la recherche de la subjectivité absolue, on y suit durant 1000 pages une journée ordinaire du protagoniste Leopold Bloom. Faire jaillir du quotidien la richesse de la pensée, du particulier arriver au général, passer du détail le plus trivial à une réflexion métaphysique des plus pointue par le « flux de conscience », voilà l’œuvre de la vie de Joyce et l’ambition de Eisenstein. On comprend la corrélation entre les deux projets dans la mise en séquence d’images ; le choc, l’opposition créatrice d’émotion et de réflexion. Eisenstein parlera d’un « cinéma intellectuel » comme le produit dialectique des sentiments et de la raison.

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La Société du spectacle de Guy Debord 1973, 88’, photogramme

Un film sans image

Cette conférence aurait pu tourner au débat d’érudits sur les théories d’Eisenstein autour d’un film qui n’existe pas. Cependant la discussion fut étayée par le travail de Elena Vogman et l’apport de ses recherches, soit des pages inédites du journal du cinéaste russe. Ces pages sont des collages artistiques sur Le Capital, s’articulant autour de thèmes divers, parfois contradictoires et formant un début de montage. Ainsi peut-on parler de film sans image ? De plus, à l’aube de la cécité, Eisenstein pensait-il vraiment concrétiser ce projet ? Ces questions nous obligent à considérer avec le plus grand sérieux ce nouveau matériau.

Que trouve-t-on dans ce journal ? Beaucoup de choses. Une figure revient fréquemment, celle du manipulateur, symbole du capitalisme chez Marx, qui intéresse le réalisateur pour sa portée visuelle universelle. Il la rapproche du marionnettiste et du guignol, on sait à quel point il aime utiliser l’humour dans lequel il retrouve le sentiment et la raison de son cinéma intellectuel. On trouve aussi des essais de mise en scène des théories marxistes visuels comme la « danse des valeurs » ; une photo représente des jambes en mouvements dans la vitrine d’une boutique de collants. On pense aussi au fétichisme, ce qui nous amène sur le terrain de Freud, et on sait les liens forts qu’il existe entre psychanalyse et cinéma. Eienstein souhaite jouer sur la polysémie, le jaillissement de signification, un chaos créateur dionysiaque (on retrouve d’ailleurs à plusieurs reprise le symbole de Dionysos : le taureau) Tout cela correspond à ce qu’on a dit du montage dialectique qui, du désordre crée la critique dialectique, s’incarnant dans la confrontation d’images créatrices de sens. C’est aussi le désordre de la pensée ordinaire propre à Joyce.

Cette conférence nous aura permis d’essayer de comprendre ce qu’aurait pu être cette œuvre colossale aussi bien au niveau de la théorie que de la pratique. Elle demeure néanmoins hermétique et mystérieuse. Dommage. A moins que ce ne soit son état inachevé qui l’a rende si riche et intéressante.

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