Depuis la révolution islamique de 1979, les femmes iraniennes n’ont pas le droit de chanter en public en solo et lorsque l’audience est en partie composée d’hommes. Aussi improbable qu’elle puisse paraître, cette loi toujours en vigueur est le reflet d’une société inégalitaire au sein de laquelle la femme tient une place minoritaire. Le documentaire No Land’s Song sorti en 2016 retrace le combat mené par la jeune compositrice iranienne Sara Najafi afin d’organiser un concert officiel pour des chanteuses solistes.
C’était ce jeudi 28 janvier. Après une visite en Italie au cours de laquelle il a notamment rencontré le Pape François, le président de la République iranienne Hassan Rohani s’est rendu en France pour poursuivre sa tournée européenne. Sa venue représente des enjeux diplomatiques et économiques majeurs, notamment à la suite de l’annonce de l’achat de 114 Airbus par le gouvernement iranien. Ce succès diplomatique a cependant été entaché par de nombreuses polémiques autour de son arrivée à Paris au travers des nombreuses critiques émises par les défenseurs des droits de l’Homme, et parallèlement, des droits des femmes au sein de la société iranienne.
La photo à 99 % masculine du président iranien entouré de membres du Medef a provoqué un tollé sur Internet, même si elle souligne également un problème structurel de parité au sein du Medef. A cela s’ajoute la simulation de pendaison organisée par le collectif des Femen sur une passerelle à proximité de la Tour Eiffel, une manière d’accueillir le président afin qu’il se sente « comme à la maison », rappelant que plus 800 ennemis du régime ont été pendus en 2015. Parmi ces contestataires du régime figurent de nombreuses féministes qui militent pour l’émancipation de la femme, dans un pays où le Parlement a autorisé en octobre 2013 les pères à se marier avec leur fille adoptive dès qu’elles atteignent l’âge de 13 ans.
Un documentaire subversif au secours de la condition féminine
La place des femmes dans la République islamique d’Iran est une question problématique depuis l’arrivée au pouvoir de l’Ayatollah Khomeiny en 1979 à la suite de la révolution islamique qui a provoqué la destitution du Shah. Elles ont toutes vu émerger une privation progressive de leurs libertés, justifiées par une volonté de les protéger de la « décadence occidentale », à commencer par l’interdiction de chanter en solo devant un public mixte. C’est autour de cette interdiction et du souhait de changer la situation des femmes iraniennes au travers de la musique que s’est axé le combat de Sara Najafi.
Documentaire réalisé par le frère de Sara Najafi, Ayat Najafi, No Land’s Song est une odyssée musicale mêlée à des revendications pour l’émancipation de la femme dans la société iranienne. Il a été diffusé lors du Festival International du Film sur les Droits de l’Homme de Toulouse organisé en janvier dernier. C’est un défi subversif et provocateur que Sara a décidé de se lancer au cours de la révolution verte de 2009 aussi appelée « révolution Twitter ». Elle est survenue à la suite des élections présidentielles en protestation à la réélection du président conservateur Mahmoud Ahmadinejad. Cette considérable contestation s’est caractérisée par une violente répression et une censure impressionnante, en particulier des réseaux sociaux. C’est donc à la suite de ces événements que Sara Najafi a commencé à imaginer ce projet alors impensable : organiser un concert officiel pour des femmes solistes en Iran. S’est alors engagé un long combat contre la censure et l’arbitraire du régime iranien.
Une critique acerbe de la censure et de l’obscurantisme religieux
No Land’s Song filme la lutte de Sara Najafi afin d’aboutir à l’organisation d’un concert de femmes en Iran, de ses réunions régulières avec la délégation de la musique du ministère de la Culture et de la Guidance Islamique à son entrevue avec un érudit religieux, en passant par les divers moments de sa vie privée avec ses amies iraniennes qui l’accompagnent dans son engagement.
Ce documentaire permet de saisir toute la censure et l’arbitraire du gouvernement iranien qui vont entraver l’organisation de ce projet, et on en vient à s’amuser tant certaines explications du ministère de la Culture et de la Guidance Islamique peuvent paraître risibles tant elles sont injustifiées.
D’un autre côté, l’explication que l’érudit religieux donne à Sara sur la raison de l’interdiction faite aux femmes de chanter publiquement, aussi surréaliste qu’elle puisse être, illustre bien les moeurs actuelles d’une frange ultra religieuse de la société à l’influence encore considérable. Selon lui, Dieu a dit que « la fréquence de la voix de la femme ne doit pas dépasser une certaine limite ». Aussi ridicule que cela puisse nous paraître, c’est pourtant la principale justification de cette interdiction : le chant des femmes peut provoquer du plaisir, et leur interdire de chanter devant des hommes, c’est une manière de les protéger.
Les femmes peuvent donc chanter seules, mais pas devant des hommes. La mise en parallèle de la sphère publique et de la sphère privée est un autre point fort de ce projet qui décrit à merveille différents aspects de la société iranienne. D’un côté, il montre la conception que des femmes iraniennes venant de l’élite culturelle ont de leur propre condition au travers des nombreuses conversations qu’ont Sara et ses amies. Et d’autre part, il fait volontairement contraster les discours progressistes de ses protagonistes avec l’archaïsme de la pensée imposée par le gouvernement. Cette critique de la censure et de l’obscurantisme religieux défendu par certains théologiens lui confère une dimension politique qui s’articule parfaitement avec sa dimension artistique ; car il ne faut pas l’oublier, No Land’s Song est aussi – si ce n’est surtout – un magnifique manifeste de la femme et de la musique.
La musique, un instrument de libération de la femme
Sabine Trébinjac a profondément étudié le lien entre musique et pouvoir en Chine. L’utilisation de la musique comme un instrument du pouvoir politique ne date pas de Mao, mais comme elle l’analyse très justement, elle trouve ses origines dans la Chine confucéenne. A l’opposé, la musique a très souvent été utilisée afin de contester le pouvoir mis en place : l’exemple actuel des Pussy Riot en Russie en est une illustration concrète. On retrouve dans ce documentaire cette dimension politique : le caractère strictement artistique de ce projet musical laissé de côté, le concert finalement organisé par Sara Najafi et ses amies est un véritable outil de contestation et une volonté d’affirmer les droits des femmes en Iran.
Pour autant, face à la censure, elle a subtilement décidé de ne pas chanter des chansons critiques à l’encontre du système. Au contraire, elle a choisi de se réapproprier des chansons traditionnelles iraniennes, parmi lesquelles des oeuvres de Qamar Al-Moluk Vaziri, la première femme à avoir chanté en public sans voile, et ce en 1924 ! En reprenant les textes de « la reine de la musique perse », chantre de la liberté, elle offre à ce documentaire une plongée dans la culture traditionnelle perse parfaitement combinée à sa dénonciation du régime iranien. On y découvre aussi Delkash qui chantait dans les années 1960 les joies de l’ivresse et de l’hédonisme, alors même que la caméra nous emmène voir des anciens cabarets maintenant transformés en restaurant ou en blanchisserie. Cet hommage à la culture iranienne antérieure à 1979 confère à son projet une dimension symbolique très forte. Sa collaboration avec des artistes françaises et une chanteuse tunisienne est une autre manière de faire découvrir les richesses de la culture perse.
Un « pont culturel » entre l’Iran et la France
Car ce qui donne un certain charme à ce documentaire – tout chauvinisme mis de côté – c’est aussi la collaboration de plusieurs artistes français, avec à leur tête Jeanne Cherhal et Elise Caron, aux côtés de Sara et de ses amies Parvin Namazi et Sayeh Sodeyfi. S’ajoute à ces chanteuses l’artiste tunisienne Emel Mathlouthi qui s’était fait connaître lors du Printemps arabe en Tunisie par ses chansons, devenues depuis des hymnes de la révolte populaire tunisienne. La rencontre culturelle entre ces personnes, les incompréhensions des français face à la censure iranienne et leurs hésitations sont tout autant d’éléments du film sublimés par la caméra d’Ayat Najafi. Il a en effet décidé de filmer leurs conversations, leurs répétitions, depuis leur premier contact dans un bar culturel à Paris, jusqu’au concert à Téhéran.
L’échange culturel entre les artistes français et iraniens apporte une touche de légèreté au film, et permet de mettre en valeur les différences culturelles entre deux sociétés, deux mondes diamétralement opposés, réunis autour d’un projet commun. La présence des français au concert dans un pays où hommes et femmes ne peuvent se toucher en public, obtenue au terme d’une lutte avec les instances françaises et iraniennes, a été d’un autre côté une condition principale qui a permis la réalisation de ce concert. Alors que les autorités iraniennes avaient émis des conditions qui ne permettraient pas au concert d’être réalisé, et ce la veille de la date prévue, c’est la pression symbolique exercée par les français qui les a notamment incités à autoriser le concert selon les conditions demandées par Sara. Refuser le droit à des artistes étrangers de s’exprimer aurait sans doute eu de mauvaises conséquences à l’échelle internationale sur l’image de l’Iran.
Et c’est finalement, au bout de deux ans et demis de lutte acharnée contre la censure, le 13 septembre 2013, que Sara Najafi a pu atteindre son but, et réunir des femmes iraniennes, françaises et tunisienne sur scène « pour qu’on n’oublie pas la voix des femmes à Téhéran », et ce, pour notre plus grand plaisir.
Une avancée significative, mais une route encore longue
No Land’s Song sortira en France le 16 mars 2016. Il a été primé au Festival des films du monde de Montréal de 2014 dans la catégorie meilleur film documentaire. Malgré cette avancée symbolique, un long chemin est encore à parcourir. En effet, en novembre dernier, l’orchestre symphonique de Téhéran avait été interdit d’interpréter l’hymne iranien dans le cadre d’une compétition de lutte en raison de la présence de voix féminines dans ses rangs ; en plus de ne pouvoir chanter en solo, les femmes ne peuvent pas non plus entrer dans l’enceinte d’un stade depuis 1979.
Jeremy Suyker, un photographe français auteur d’une série de clichés sur des artistes iraniens, s’est intéressé à la nécessité pour les artistes en Iran d’oeuvrer en toute illégalité, ce qui est pourtant possible – et souligne à nouveau la différence entre espace privé et espace public. Dans les commentaires accompagnant ses photos, il a aussi affirmé qu’« être un artiste en Iran, c’est un art ». Et être une femme artiste alors ? Un combat.