« A la vie, à la mort, à l’amour » en lettres majuscules, Tahar Rahim qui fronce les sourcils, Adèle Exarchopoulos qui vous regarde bien dans les yeux, leurs noms au centre, le titre du film écrit à la plume en dessous, écrasé sous leurs figures : vous êtes peut-être déjà tombé sur l’affiche du nouveau film d’Elie Wajeman, Les Anarchistes. Toute l’arnaque du film y est résumée : on y parle d’amour, de Tahar et d’Adèle ; l’anarchie et l’époque passent à la trappe.
Fin du XIXe siècle. Tahar Rahim est fils de personne, il débarque de la Côte d’Azur et s’installe à Paris. Il cherche du travail ; contre quelques biffetons de la police, il accepte d’infiltrer un groupe d’anarchistes. Il entre alors, sans accroc, dans le monde ouvrier. À l’usine, après avoir réussi à séduire Biscuit, un membre du groupe anarchiste, il rencontre le reste de la bande. Pour se faire accepter, il va faire en sorte qu’une descente de police dérange une réunion à laquelle il assiste. En l’espace de quelques minutes, il passe du statut de simple visiteur à celui de sauveur. Il est alors accepté par le noyau dur, composé d’Élisée, Eugène, Marie-Louise, Gaspard, Clothilde et Adèle Exarchopoulos. Le générique de début nous imposait déjà en lettres majuscules le casting qui allait suivre. Les Anarchistes donne tout à ses deux acteurs et délaisse la fiction, les personnages et l’anarchie elle-même.
Les Anarchistes accumule les prétextes et astuces pour rassembler les deux comédiens dans une histoire d’amour. D’abord un contexte, suffisamment loin de notre époque et des appartements bourgeois parisiens pour paraître original. En quelques dates et costumes, et à l’aide d’un étalonnage bleu dégueulasse, il est installé : nous ne sommes pas dans le présent, c’est bon, personne ne verra la supercherie.
Afin que la démonstration des comédiens soit l’essentiel de ce que l’on retiendra, la fiction est aussi mise de côté. Une infiltration policière dans un groupe d’anarchistes, un dilemme intérieur, une histoire d’amour secrète. La suite et fin de l’histoire est écrite au bout d’un quart d’heure de film. Même Élisée, chef de la bande et petit ami de Judith – le personnage d’Adèle Exarchopoulos – les pousse vers ce dénouement. « Si je meurs, prends soin de Judith », dit-il à Jean (Tahar Rahim). Ai-je besoin de l’écrire ? L’amour triomphe encore et toujours, surtout entre deux grands comédiens.
Cet amour caché, Élisée – interprété magistralement par Swann Arlaud – en est la pierre angulaire. Il incarne l’homme plein de confiance, de passion, d’humilité et d’intégrité, acceptant les écarts de Judith. Les autres personnages font partie du décor sans profondeur de cette histoire, celui en carton que l’on déplace comme bon nous semble. Eux oscillent vaguement entre figures de confiance et figures de méfiance envers Jean, l’infiltré. L’anarchie, à l’image des personnages, n’a ni statut de sujet ni grand intérêt ici ; elle reste un détail plat du contexte, réduite malheureusement à des pillages et deux discours. Le film a peur du contexte dans lequel il inscrit son sujet, il n’ose se pencher ni sur l’idéologie ni sur l’époque. Encore une fois, autour de l’histoire d’amour et des deux comédiens, tout n’est que simulacre.
En dehors du fait qu’il soit lâche d’un point de vue politique, le vrai problème du film d’Elie Wajeman est qu’Adèle Exarchopoulos et Tahar Rahim n’incarnent pas des personnages. Ils font ce qu’ils savent faire de mieux au cinéma : être eux-mêmes. Au grand dam de l’œuvre, les deux comédiens ne sont pas du genre caméléons ; ils s’adaptent assez mal aux histoires si les histoires ne sont pas écrites pour eux. Ils sont faits pour leur siècle. Dans Les Anarchistes, Adèle Exarchopoulos a la même façon de parler, de marcher et de faire l’amour que dans La vie d’Adèle. Si elle sait incarner magistralement un personnage de son temps, un rôle fin XIXe lui va comme une moufle. Lointain, perdu, rêveur, gêné, Tahar Rahim est le même dans tous ses films : dans Grand Central de Rebecca Zlotowski où il joue un amant discret et un ouvrier, c’est génial. Dans Les Anarchistes, il ne sert pas son personnage.
Les Anarchistes est un film lâche. Il se cache derrière deux noms, il veut nous faire croire à sa propre originalité en pensant nous tromper l’œil à coup d’images bleutées, de costumes et de discours politiques. Mais nous ne sommes pas dupes, il raconte juste une histoire d’amour légèrement impossible entre deux gueules sympas du cinéma français du XXIe siècle, dans un siècle qui ne leur va pas.