En ce mois de septembre, encore chaud si vous habitez dans le sud de la France ou déjà annonciateur de la fin des beaux jours, évadons-nous un peu à quelques fuseaux horaires de là, voulez-vous ? Pour vous rappeler peut-être la moiteur étouffante de ces deux derniers mois placés sous le signe d’une canicule latente, quoi de mieux que la lecture d’un livre plongé dans l’ambiance si semblable et pourtant si dépaysante d’une ville du sud des États-Unis dans les années trente ?
En effet, si l’atmosphère lourde et feutrée qui s’en dégage peut sembler issue d’un autre espace-temps, c’est le cœur même des personnages qui pourra vous sembler familier. À travers l’immersion dans la vie intime et quelquefois les pensées profondes des quatre personnages principaux, Carson McCullers, jeune et fraîche auteure de ce livre de 1940, nous communique parfaitement ce que traduit la formulation du titre : The Heart is a lonely hunter (ou Le Coeur est un chasseur solitaire en français) traite bel et bien de cette recherche éperdue d’un écho en l’autre, de cette sensation que l’on est compris et que notre amour est reçu. Car les protagonistes, qui se partagent en alternance la focalisation du narrateur, sont bel et bien tourmentés par leur soif d’ailleurs ou d’idéal qu’ils tentent désespérément de communiquer à quelqu’un qui les comprendrait, qui leur permettrait de croire qu’ils ne sont pas seuls dans leur quête et que tout n’est pas vain. Coincés dans cette espèce de tableau mouvant et pourtant si figé, dans ce cadre stagnant qu’est cette ville du sud partagée entre ses banlieues aisées et blanches et ses quartiers d’ouvriers noirs, ils étouffent plus ou moins consciemment et vivent plutôt leurs émotions et leur vie même à l’intérieur, en silence, qu’avec les autres.
Parlons des personnages, puisque ce traitement semble tout indiqué par la structure du roman : le premier qui nous est présenté est Singer, un sourd-muet qui s’installe dans une pension de famille, chez les Kelly. Il lit sur les lèvres et sait écrire, mais communique tout de même très peu avec les autres, se contentant de les écouter patiemment. Son seul ami auquel il raconte tout ce qui lui arrive avec passion, est un autre sourd-muet du nom d’Antonapoulos qui a été interné. De Singer émane une douce bienveillance et une lueur d’intelligence que quelques autres captent, et ceux-ci finissent par voir en lui un confident, rôle dont il s’acquitte toujours avec une grande bonté. Voilà pour la trame principale.
Parmi ceux qui se sentent intimement compris par lui se trouve Jake Blount, un énergumène véhément et pleinement communiste, enflammé par cette fièvre et torturé par son désir de répandre les idées et la révolution libératrice marxistes. Mais personne ne l’entend. Original et lunatique, il est, sinon moqué, peu pris au sérieux par les masses ouvrières qu’il démarche régulièrement. Il trouve en Singer, lors d’une épiphanie qui ne frappe que lui, l’un des siens, de ceux qui comprennent une vérité mystérieuse et supérieure de la vie et du monde, et ainsi le visite régulièrement pour lui parler de ses projets et incapacités à se faire entendre.
« When a person knows and can’t make the others understand, what does he do ? […] Get drunk, huh ? »
« Quand une personne sait et ne peut pas convaincre les autres, que fait-elle ? […] Se saoûler, hein ? »
Dans le même esprit, mais plus calme, se trouve le Dr Copeland. Médecin noir très cultivé qui refuse l’héritage de soumission de sa « race » aux blancs ; lui aussi veut la libération de son peuple. Mais malgré tous ses efforts et tout l’amour qu’il leur porte, il ne parvient pas à se faire comprendre durablement de ses semblables. Consumé tout entier dans cet effort de propagation de la bonne parole, il a perdu jusqu’à sa famille à cause de cet amour qu’il n’a pas assez montré, et surtout pas de la bonne manière.
Ensuite vient Mick Kelly, la fille de la maison où réside Singer, elle aussi fascinée par lui. A douze ans, elle est parfaitement autonome et un peu garçon manqué, et s’occupe de ses deux petits frères tout en ne pensant qu’à la musique, sa grande passion. Elle se sent destiné à une grande carrière de compositrice à l’étranger et rêve d’un piano pour jouer les mélodies qu’elle tourne en boucle dans sa tête. Le seul à qui elle se confie, et ce pendant des heures, à l’instar des personnages précédemment décrits, est évidemment Singer, avec qui elle se sent en confiance.
Le dernier visiteur du sourd-muet est Biff Brannon, le propriétaire du café, qui écoute et regarde plus qu’il ne parle. Débordant d’une affection curieuse pour Mick et ses clients les plus étranges, fin analyste, il s’efforce de ne pas le laisser voir tout en sentant qu’il est passé toute sa vie à côté de quelque chose.
Dans cette ville, les jours passent lentement et se ressemblent, et quelques accidents seulement viennent briser cette langueur qui s’empare de la population. Tous ces personnages auxquels on s’attache se sentent différents, exclus, enfermés dans leur jardin secret dont ils n’ouvrent la porte qu’à Singer, sans réaliser qu’ils sont malgré tout très semblables aux trois autres, et sans parvenir à tisser de lien avec eux. L’ironie de la situation est que, si Jake Blount et le Dr Copeland partagent les mêmes idéaux à travers la même idéologie, et si M. Brannon éprouve un amour paternel pour Mick sans le lui dire et reste fortement intrigué par Blount, ils n’éprouvent cette connexion si particulière qu’à travers la personne de Singer, qui concentre l’écoute et la compréhension dont ils ont besoin. Chacun d’eux ne se sent jamais pleinement compris qu’en sa présence, même s’il ne reçoit jamais la confirmation de ce qu’il projette sur le sourd-muet.
Ainsi, Carson McCullers dresse le portrait subtil de ces personnes si différentes et si profondes, qui partagent après tout ces mêmes désirs d’aller vers les autres et cette même résistance de leur part. Ils ne peuvent pas se faire entendre, ils ne peuvent pas se faire comprendre, et c’est là tout le drame de ce roman psychologique. À celui qui sera sensible à leur détresse et à la splendeur de leur caractère, cette histoire fera peut-être raisonner la corde d’une sensibilité étonnamment proche et peut-être universelle à la difficulté d’être humain parmi les humains.
Si Le Cœur est un chasseur solitaire a bouleversé la vie du désormais très célèbre Patrick Modiano, pourquoi pas la vôtre ?