Lorsque l’on parle de couturière ayant cultivé l’élégance à la française, on ne peut oublier Carmen de Tommaso alias Madame Carven. Véritable révolutionnaire de la mode, c’est avec la retenue et la modestie qui lui étaient propres qu’elle a imposé son style et sa vision de la femme. Retour sur le destin discret mais incroyable de « la plus petite d’entre les grandes couturières ».
Carmen de Tommaso naît en 1909 dans la Vienne. Passionnée de couture, cette fille d’éditeur italien déguise ses chats et arpente les défilés de Haute Couture avec sa tante Josy Boyriven.
Cependant, et contre toute attente, ce n’est pas vers une carrière de couturière que la future Marie-Louise Carven se dirige. En effet, lorsqu’elle entre aux Beaux-Arts de Paris ses études portent sur l’architecture et le design d’intérieur, sa deuxième passion.
En 1939, c’est l’avènement de la silhouette « sablier » (le triptyque sein-taille-hanche) emmenée par les looks de Christian Dior. Mais du haut de son 1m55, la jeune Carmen ne trouve pas de quoi s’habiller. Elle dira d’ailleurs plus tard à ce propos que si elle avait été « une grande et belle fille », elle n’aurait jamais créé sa maison de couture. Ainsi la future Madame Carven trouve sa vocation.
La couturière tente sa chance en 1941 dans le quartier de l’Opéra, mais l’Occupation lui fait fermer boutique. Elle ne se décourage pas pour autant et ouvre à nouveau en 1945 ; cette fois-ci, au Rond-Point des Champs-Élysées. Sa maison de couture porte pour nom Carven, le début de son prénom et les deux dernières syllabes du nom de sa tante adorée.
Les restrictions n’impressionnent guère la fraîchement rebaptisée Marie-Louise Carven, qui file dévaliser le grenier de la maison familiale et les marchés pour ramener divers tissus, comme du fleuris et du vichy. L’un d’eux marquera les esprits : une toile de jardin blanche à rayures vertes.
Ce tissu aux allures printanières devient une robe sans manche chic et désinvolte, qui contraste avec les coupes et les couleurs austères de la guerre. De ses études aux Beaux-Arts, la couturière a gardé le sens des proportions et connaît toutes les astuces pour allonger et embellir la silhouette des petites femmes. Le succès est total, Ma Griffe devient alors la robe symbole de la Libération, et son vert l’emblème de la maison.
Ce qui fait de Madame Carven une révolutionnaire de la mode, ce n’est pas seulement la fraîcheur de ses robes, à l’inverse des robes pompeuses que l’on trouvait dans la Haute Couture de l’époque ; mais aussi sa capacité à être visionnaire et novatrice autant d’un point de vue artistique que commercial.
En effet c’est elle qui a posé les prémices du prêt-à-porter en cherchant à créer des vêtements pratiques et chic pour toutes, à les démocratiser. Car si Madame de Paris habillait les stars du moment telles Edith Piaf, Cécile Aubry, ou Line Renaud, elle a aussi créé les tenues pour les sportifs des JO de Montréal en 1976, des uniformes pour hôtesses de l’air ou même pour les contractuelles parisiennes.
Et puis l’ordre des défilés fut de même bousculé : Carven présentait plusieurs robes de mariée en début de défilé, à l’inverse de ses collègues qui n’en présentaient qu’une en fin de spectacle. La créatrice jouait sur les tissus, les matières et les plissés. Si elle présentait ses collections en même temps que les autres couturiers, elle partait aussi aux quatre coins du globe pour les montrer. C’est d’ailleurs de ses nombreux voyages qu’elle a puisé son inspiration pour ses créations suivantes.
Dans les années 1950, avec la corsetière Marie-Rose Lebigot, elle invente le balconnet et le soutien-gorge pigeonnant ; et pour fêter les dix ans de la Libération elle crée le parfum Ma Griffe (du même nom que la robe) qu’elle diffuse en échantillon : une grande première.
De plus la couturière a le goût de la mise en scène et fait lâcher aux dessus de Paris les nombreux échantillons parachutés par de petites toiles blanches à rayures vertes.
Madame Carmen qui aura chamboulé les codes, se sera aussi distinguée par son anthropomorphisme et sa modestie remarquable : lorsque la guerre l’empêche de tenir son commerce, elle héberge la famille du couturier juif qui travaille pour elle, les sauvant de la déportation à Auschwitz. Elle sera d’ailleurs reconnue comme Juste des nations en 2000 grâce aux témoignages d’une de ses protégées.
Son amour pour les arts décoratifs en a aussi fait une figure à part entière, et en 1973 elle fait don au Louvre de sa collection d’objets décoratifs rares du XVIIIème siècle. Puis elle crée l’Association René Grog/Marie-Louise Carven qui propose une bourse pour les étudiants en Arts Décoratifs ou en école de mode. Ceci lui vaudra d’être promue en 2010 Commandeur dans l’ordre de la Légion d’Honneur.
La couturière des « petites femmes » nous a quittés ce mois de juin, à 105 ans, nous laissant un héritage inestimable.