« Une fois de plus, nos valises cabossées s’empilaient sur le trottoir ; on avait du chemin devant nous. Mais qu’importe : la route, c’est la vie. » Jack Kerouac, Sur la route.
Comme le disait si bien le chef de file de la beat generation, lui qui a passé la majorité de son existence sur la route, elle est la vie. Un monde, des explorations, maintes et maintes fois capturés grâce à l’écriture de la lumière. La route est un sujet de prédilection pour de nombreux photographes, artistes, voyageurs et rêveurs. Parmi eux, Robert Frank, Raymond Depardon et Bernard Plossu ont apporté les fondements de la photographie de voyage, avec leur regard unique et leur rapport intime à la route.
Retour en arrière. Nous sommes dans les années 50, Robert Frank quitte le magazine Haper’s Baazar et part au Pérou où il développe un goût pour l’expérimentation photographique. Celui qui sera d’ailleurs l’un des compagnons de route de Kerouac est influencé par les artistes qui l’entourent. Il décide de s’affranchir des contraintes des commandes de magazines et fait une demande de bourse Guggenheim, qu’il obtiendra. En 1953, il part sillonner les États-Unis avec une intention : faire en sorte que les images se passent de mots. Il s’intéresse aux petits évènements, loin de la clinquante Amérique. Il parcourt les foires, fréquente les bars de cow-boys, s’arrête dans les petits motels. Il présente alors à travers son travail photographique un monde de solitude, dans lequel les Américains ne se reconnaissent pas. Ils crient au scandale. Frank qui est alors toujours dans l’optique de s’éloigner des contraintes techniques, les dépasse. Il pousse les films, fait exploser les grains, décadre, ses images sont surexposées, sous-exposées, les noirs bavent, elles sont floues. Cette démarche va poser les bases de la photographie contemporaine, celle qui montre la vie de tous les jours, le banal, loin des clichés. Frank ose, prend des risques, l’appareil à la hanche, il photographie des situations parfois périlleuses. Au-delà du très convoité “American Dream”, les images de Frank montrent une Amérique où règnent inégalités sociales, ségrégation des Noirs, culte de l’apparence et du matérialisme. The Americans regroupe ce travail photographique sur la route. Suite à la grogne Américaine, il sera tout d’abord publié en France en 1958, et seulement l’année suivante aux États-Unis.
Robert Frank, Jack Kerouac, The Americans, Édition Steidl Verlag, 1958.
Proche de l’école américaine et de la démarche de Frank, Raymond Depardon est un célèbre photographe, réalisateur, journaliste et scénariste français. Depardon voyage, écrit, photographie, réalise et s’interroge sur le concept que les Allemands appellent Einstellung. Un concept qui correspond au fait de savoir comment se situer par rapport à ce que l’on montre, quelle distance adopter. Le créateur de la célèbre agence Gamma se confronte et se remet en cause. Une démarche notamment inscrite dans Errance, publié en 2003, où écriture et photographie se rencontrent à travers la quête d’une « errance forcément initiatique ». Équipé d’un appareil moyen format et d’un objectif fixe, Raymond Depardon favorise les paysages, souvent urbains, vertical, en noir et blanc. Une démarche, la quête d’un lieu, une solitude qui se confirme par une rare présence humaine sur ses images. Et une recherche de réponses à des interrogations. Qui suis-je ? Que fais-je ? Quelle est ma place ? L’errance, comme « la quête du lieu acceptable », qui devient « la quête du moi acceptable ».
Raymond Depardon, Errance, Éditions Seuil, collection Points, 2003.
Bernard Plossu, un autre photographe français – bien que né au Vietnam – est également une référence en matière de reportage de voyage. Il débute la photographie très tôt, à l’âge de 13 ans, à l’occasion d’un voyage au Sahara avec son père, muni d’un Kodak Brownie Flash. Sept années plus tard, Plossu part sur les routes du Mexique pour la première fois. Il photographie, prend cette route où il fait de nombreuses rencontres telles que des routards qui errent, sans destination précise autre que la découverte. Il rejoint ensuite une expédition, appareil Retina Kodak en poche. De la jungle du Chiapas à la frontière du Guatemala, il va à la rencontre des Indiens Lacandons. Expérience initiatique, dans la vie et la photographie. À travers Le voyage mexicain, le photographe présente sa vision de ce pays rêvé de toute la beat generation, de ce voyage durant lequel il immortalise la route, l’errance, en noir et blanc et en couleur. Publié vingt ans après The Americans de Frank, Le voyage mexicain, qui regroupe 220 photographies et 37 tirages colorisés avec le procédé Fresson, s’impose en 1979 comme un témoignage d’une grande force. Plossu parcourt le monde, toujours avec cette spontanéité et cette soif de découvertes. Il reviendra en 1970 au Mexique pour s’approcher des quartiers de Mexico, avec un Nikkormat. Il continue de voyager, réalisant de nombreux reportages couleurs. En 1975, il part pour son premier voyage au Niger. Puis, il ne fit plus que des photos noir et blanc prises avec une focale de 50 mm. La photographie de Bernard Plossu parle du passage, de cet étonnement de l’instant : voir, rencontrer, laisser derrière nous… Elle interroge sur la présence et la disparition.
Bernard Plossu, Le voyage mexicain, Éditions Contrejour, 1979, réédité aux Éditions Images en Manoeuvres, 2012.
Ces réalisations photographiques peuvent amener à plusieurs interrogations. Où l’être humain puise-t-il cette soif intarissable de voyage ? Et souvent, ce besoin de le capturer ? Pourquoi ce désir de parcourir inlassablement les routes et d’aller toujours plus loin ? Nous possédons tous une réponse à cette question qui nous est propre, il suffit alors de puiser en nous pour la trouver…