Et voilà Blind, qui n’est pas sans intérêt au sein de ce débat. Eskil Vogt, ancien élève diplômé de la FEMIS, a d’ailleurs débuté sa carrière en tant que scénariste auprès d’un réalisateur qui a déjà fait ses preuves, Joaquim Trier. Pour son premier long-métrage en tant que réalisateur, le cinéaste norvégien a choisi de nous raconter l’histoire d’une jeune femme qui a récemment perdu la vue et qui, par peur de se confronter au monde extérieur, n’ose plus sortir de son appartement. Le postulat de départ a le mérite de poser un paradoxe intéressant : quelle place le cinéma réserve-t-il à un personnage privé de la vue ? Et par delà, comment rendre compte de cette perte de l’un de nos sens les plus précieux à l’écran ?
Si l’émergence d’une construction nouvelle du film, qui n’est plus soumise à la logique narrative, ne date pas de ce mois-ci, le moment ne semble pas trop mal choisi pour se poser quelques questions à son sujet. Il semblerait que les films qui font primer l’aspect esthétique de la forme en relation à la trame narrative ne sont plus réduits à cette minorité de la production cinématographique. Prenons le dernier long-métrage de Rabah Ameur-Zaïmeche, Histoire de Judas, le film se confronte à l’histoire la plus racontée de tous les temps pour la faire passer au second plan, mais au profit de quoi ? De l’Idée, du film comme oeuvre d’art, de la beauté de l’image et du sentiment. Voilà ce à quoi on aime à se confronter à l’heure de la modernité cinématographique, et ce retour d’un cinéma de la sensibilité tient sûrement du fait que les cinéastes-artistes sortent lentement de l’ombre gigantesque des cinéastes-producteurs dont le dictate du chiffre d’affaires avait fait le bonheur ces dernières décennies. Cela dit, les spectateurs n’ont pas pour autant perdu le plaisir qu’ils ont à écouter une bonne histoire et c’est précisément là que Blind, à bras tendus, permet au scénario et à la magie des images de se réconcilier.
Vous avez probablement parmi vos amis certaines personnes qui, lorsqu’on les traîne contre leur gré dans une salle de « cinéma d’auteur » et qui (après avoir fini l’intégralité des pop-corn, répondu à tous leurs messages et fait plusieurs aller-retour aux toilettes) regardent quelques minutes l’écran puis vous disent en sortant : « C’était un peu “décalé” quand même… » en vous regardant comme si c’était péché d’avoir aimé ce film. Et bien, bonnes nouvelles, même ces personnes là aimeront Blind. Le film s’ouvre sur un prologue guidé par la voix du personnage principal qui décrit la condition d’une personne aveugle avec l’idée qu’il est bien plus facile de se repérer dans les lieux qui nous sont familiers ou encore que face à la perte de l’un de nos sens, les quatre autres s’en trouvent renforcer : l’image d’un arbre nous rappelle la singularité de l’écorce rugueuse au toucher. Puis on découvre différents personnages : la douce et fragile Ingrid aux yeux gris, qui tâte les meubles de son appartement une tasse de thé à la main pour retrouver son fauteuil au bord de la fenêtre. Einar, grand célibataire accro aux pornos, amoureux des femmes aux talons hauts et cheveux longs, qui s’avère être un vieil ami de Morten, mari d’Ingrid et homme sans histoire « qui a toujours ressenti l’obligation d’aider les autres ». Par la fenêtre d’Einar, nos yeux se posent sur Elin, jeune femme divorcée, tout aussi seule que lui dès lors que sa fille n’est pas là pour lui tenir compagnie.
Les personnages entrent en relation les uns avec les autres et les différents dysfonctionnements de leurs rencontres (le fils de Elin devient une fille ou encore la séquence de confusion spatiale entre le bus et le café) comme les coïncidences (le mari d’Ingrid rencontre Elin sur un site de rencontre) nous font douter du récit. Et c’est là, à mon avis, que le film fait preuve d’une grande maîtrise alors qu’il n’est pas passer loin de se condamner à la tendance du retournement de situation qu’il est facile d’adopter face à l’inévitable problème de la conclusion d’un film. Si on comprend lentement qu’Einar et Elin appartiennent au roman qu’Ingrid est en train d’écrire, le film ne décrédibilise jamais leur existence, au contraire, elle joue de cette contamination réciproque du réel et de la fiction. Ingrid devient elle-même la scénariste de ce film qui se construit au fil de ses pensées, de ses sentiments et de ses peurs : se confronter au monde extérieur, découvrir que son mari la trompe, ne pouvoir assurer son rôle de mère, être seule. Les personnages, à l’image d’Ingrid, vont lentement vers la destruction que suppose leur confrontation à la réalité ; mais lorsqu’Einar et Elin repartent ensemble laissant Ingrid seule ce n’est pas une finalité : elle est alors obligée de vivre sa vie puisque plus personne ne peut le faire sa place.
Voilà comment le scénario répond à la condition des non-voyants et à la perception privée de la vue, avec tendresse et beaucoup d’humour, en exploitant l’idée que l’esprit humain peut voir autrement qu’avec les yeux et le cœur. L’image fait corps avec les idées qu’elle formule, notre vision se trouve parfois réduite par l’absence de toute profondeur de champ ou d’un cadrage qui rende compte de l’espace auquel Ingrid est limitée. Les propos d’Orson Welles, lorsqu’il dit que « notre dépendance à l’image est énorme » trouvent ici un sens particulier, le montage crée un lien fort entre chaque image, de manière à ce que la valeur indicielle de chaque plan soit essentielle à l’ensemble dans lequel il s’inscrit. Ainsi, le film met constamment nos sens en éveil et cela vient peut-être du fait que des non-voyants ont dit à Eskil Vogt peu de temps avant de commencer le tournage qu’ils aimaient aller au cinéma et s’imaginer les images grâce au son. C’est là une belle image du processus de création cinématographique : rendre sensibles des idées.
Le film est sous l’influence d’un important héritage du cinéma scandinaves et les origines norvégiennes du réalisateur ne se sont pas laisser soumettre par la formation française qu’il a suivi. Vogt raconte, de manière sous-jacente à son idée centrale, la réalité de son pays dont l’image irréprochable est en déclin. Aujourd’hui la Norvège a le taux de dépression et de suicide le plus important parmi les quelques pays d’Europe du Nord, ce qui est plutôt paradoxal dans un pays à l’IDH le plus haut du monde et où il n’est pas coutume de s’apitoyer sur soi-même. La simple évocation du double attentat de 2011 se fait le symbole d’une certaine crise d’hypocrisie. Malheureusement pour vous, si vous n’avez pas eu le temps de voir Blind durant les quelques séances qu’une dizaine de cinémas en France lui ont accordé, vous aurez bien du mal à le voir sur grand écran. Mais ne vous en faites pas, le dernier Fast and Furious restera à l’affiche plusieurs semaines, ne vous précipitez surtout pas pour aller le voir.