LITTÉRATURE

Chlore

C’était le temps des premières chaleurs et, tandis que les grillons commençaient leur litanie de fin de printemps, Yvan Gracié s’activait, épuisette en main autour de sa piscine familiale. Treize mètres de long ! Quatre de large ! Un dénivelé de plus d’un mètre ! C’était – et tous les foyers du quartier résidentiel s’accordaient là-dessus avec plus ou moins de bonne volonté – la plus belle des piscines des jardins individuels du coin. On n’en trouvait pas de plus bleue, de plus azur, de plus claire et de plus propre à des kilomètres à la ronde, et cela coûtait énormément, tant en sueur qu’en argent, à Yvan Gracié.

Les guêpes mortes ou mourantes s’amoncelaient dans l’onde javellisée, frénétiques, les pattes électriques parfois encore en mouvement, les yeux fermés ou mi-clos, et la langue sans doute dehors, pendante et pourquoi pas baveuse. Yvan Gracié caressait parfois son début de calvitie, comme pour se porter chance et s’exaspérer devant la tache qui lui restait encore à abattre, et continuait à choper dans ses filets les insectes et autres objets indésirables qui flirtaient avec les vaguelettes. Il changea également l’eau du baquet, au niveau des marches de la piscine, où il convenait de rincer ses pieds avant de rentrer, après s’être humidifié la nuque. Ses deux filles – onze et huit ans – ne respectaient pas toujours ces consignes et Yvan Gracié se tuait  à chaque belle saison depuis deux ans à leur inculquer ses valeurs d’hygiène et de respect des biens familiaux.

Ce fut ensuite le temps de changer les pastilles de chlore, de la marque Mermaid aux mérites tant loués à la télévision par des réclames colorées, et Yvan Gracié s’enivra du parfum sulfureusement chimique du produit. Lorsque son ouvrage fut terminé, il fut tenté de piquer une tête, mais sa femme l’appela pour le repas. Il tenta de ranger sa déception, sinon de la calmer. De toute façon, il était déjà en nage.

Il fut réveillé cette nuit là par une étrange impression, comme une cauchemardesque intuition, et il se jeta sur les volets du salon, car il était hors de question de réveiller sa chère et tendre épouse en ouvrant ceux de la chambre conjugale. Son cœur s’emballa lorsqu’il réalisa que les loupiotes de sa piscine étaient toutes allumées et que – si le doute était encore permis – la présence d’un baigneur nocturne et clandestin se trahissait par le bruit liquide d’une brasse solitaire dans l’eau. Il s’arma d’un balai et d’un couteau et marcha silencieusement, au clair de lune jusqu’à sa piscine.

« Bonsoir, monsieur ! »

Yvan Gracié sursauta. Accoudée au rebord de sa piscine, hors de l’eau jusqu’au nombril, une jeune femme, dont la beauté, qui atteignait des sommets, n’avait d’égal que la nudité, lui faisait signe de la main gauche en jouant avec ses effets de cils. Ses yeux de biche bleus et fantomatiques sous la lueur lunaire le fixaient, enjôleurs et malicieux, et une moue capricieuse et adolescente barrait son sourire adolescent et capricieux.

« Je vous ai fait peur ? Il ne faut pourtant pas me craindre, monsieur ! »

Yvan Gracié avait envie de crier, de hurler, de lui jeter au visage des insultes et des « on ne se baigne pas dans les piscines des braves gens à une heure pareille », de menacer, cellulaire en main, d’appeler la police, de fuir en protestant, mais une étrange force invisible semblait l’empêcher de poursuivre ces objectifs là.

« Ça vous dirait de nager un peu, avec moi ? »

Sa voix était d’un timbre exquis, et ne permettait pas de lui donner d’âge, comme son corps d’ailleurs. Treize ? Vingt ? Seize ? Vingt-neuf ? Tout, au-dessus de douze et en dessous de trente, paraissait crédible.

« Quel âge avez-vous ? »

La voix de Yvan Gracié sortit pâteuse de sa bouche qui l’était tout autant, et il ne put s’empêcher de s’en vouloir d’avoir balancé ces quelques mots là, tout comme il se sentait très en colère de commencer, malgré lui, à retirer son affreux haut de pyjama.

« L’eau est délicieuse, vous verrez. »

Elle se rehaussa un peu, contre le rebord de la piscine, et Yvan apprécia ses formes juvéniles, parsemées de gouttes d’eau dans lesquelles se reflétait la lune. « Quel âge avez-vous ? », se sentit-il obligé de répéter alors.

Les plaques telluriques de sa moue remuèrent un peu, comme agacées par la question, avant de se changer en un rire étincelant, liquide et cristallin.

« Deux milles trois cent trente-quatre ans et six jours, monsieur. »

Voilà qui était absurde, mais, comme envahi par une vague chaude, mielleuse et niaise, Yvan, en retirant ses pantoufles et ses chaussettes, répliqua :

« Et qu’avez-vous eu pour votre anniversaire, la semaine passée ? »

Il se sentait stupide, au fond de lui-même, mais le sourire de la jeune femme face à lui faisait fondre ce sentiment dérangeant, qui revenait à la charge avant d’être de nouveau chassé par un jeu de commissures rotatif supplémentaire.

« Je vis malheureusement seule depuis trop longtemps… Et personne n’était présent pour mon anniversaire.

– Si j’avais alors eu le plaisir de vous connaître, j’aurais été là ! Je vous le jure !

– C’est très noble à vous, mais je suis certaine que votre dame n’aurait pas voulu… »

Yvan se rappela soudain, en commençant à monter l’échelle qu’il avait une femme, et également des enfants. Il regarda son alliance, et mécaniquement, redescendit les trois barreaux qu’il avait montés.

« Partez ! Vous n’êtes pas chez vous ici ! Partez ! »

Il se rhabilla dans le silence le plus profond, sous les regards insistants de la sublime intruse, et courut jusqu’à chez lui, sans se retourner. Il referma les volets du salon, tout haletant, et poussa un soupir de soulagement en remarquant que les loupiotes étaient éteintes. Il ne ferma pas l’œil de la nuit, enfoncé sous ses couvertures malgré la chaleur ambiante.

Les époux Gaburnot avaient été invités plusieurs jours auparavant, et semblaient apprécier le premier barbecue de l’année, protégés du soleil par la tenture colorée de la terrasse. Débarqués d’Angers en fin d’après-midi après plusieurs heures de TGV, ils avaient été accueillis sur les quais avec joie et bonheur par la femme d’Yvan Gracié, respectivement sœur du mari et belle-sœur de son épouse, et conduits jusqu’à la chambre d’amis. Un vent frais s’était levé vers le milieu du dîner, une paire de quart d’heure avant d’aller coucher les filles Gracié, vingt-cinq minutes environ après s’être chamaillés sur les dernières orientations prises par les élites politiques françaises.

« Ta piscine est magnifique, Yvan.

– Je suis content que pour une fois tu partages les mêmes avis que moi, beau-frère. »

Madame Gracié lança un regard complice et critique à son mari.

« Ne serait-il pas temps d’aller rajouter des pastilles de chlore, mon cher ? »

Yvan Gracié allait se lever, pour obéir à sa chère et tendre, mais son beau-frère se leva derechef.

« Laisse, je m’en occupe, après tout, je me suis baigné cet après-midi pendant que tu bossais à ton cabinet de comptable infernal ! »

Soulagé, malgré les trois minutes passées à convaincre sans succès mais poliment son beau-frère de rester à table avec les femmes, Yvan Gracié lui montra du doigt la cabane où il rangeait ses outils, près de la haie du mur occidental de son jardin.

« Troisième étagère à gauche, juste en-dessous. C’est là où je range les affaires de piscine.

– Elle est vraiment superbe, beau-frère ! La mienne est ridicule comparée à celle-ci ! Pas vrai, chérie ? »

Yvan Gracié se réveilla cette nuit-là en sursaut. Quelque chose d’horrible allait se produire, si l’on en croyait l’espèce de transe angoissée qui avait trempé d’une sueur glacée ses draps. Il se rendit au salon, et ouvrit les volets doucement, pour ne pas se faire remarquer de l’extérieur qu’il sentait menaçant dans son mauvais pressentiment.

« C’est bien ce que je craignais. »

La gamine de la veille avait remis ça, et il pouvait voir dépasser son torse nu, d’un grain de peau parfait, dépasser – présence fantomatique – de sa piscine aux eaux calmes.

« Elle a remis ça, cette garce. »

Mais ce n’était pas le plus grave. Son beau-frère, déjà nu, était en train de monter l’échelle qui menait au bassin et, du haut de son perchoir, Yvan Gracié pouvait saisir l’aspect de sa volonté complètement annihilé par la beauté de l’intruse. Il fallait agir, et le comptable père de famille se mit en chemin vers sa piscine, le plus rapidement qu’il pouvait. À sa grande surprise, il trouva entre deux respirations plus haletantes que jamais les eaux vides et immobiles, noires sous la lumière de la lune, comme si personne ne s’y était baigné depuis une dizaine de minutes. Les habits de son beau-frère avaient également disparu, et Yvan Gracié fouilla méthodiquement son jardin, éclairé par la lueur blanche et crue de sa lampe torche, les sens plus en alerte que jamais. Où pouvaient donc être passés l’intruse et son beau-frère ?

Il n’alla bien évidemment pas au travail le lendemain, et en d’autres circonstances, il eut été content d’avoir gagné sans jour férié un week-end de trois jours. Son épouse tentait de consoler vainement sa sœur, qui se demandait où diable pouvait se trouver son mari disparu.

« Il va revenir, ne t’inquiète pas… On va le retrouver…

– J’aimerais pouvoir la tuer cette pute qui a emporté mon mari ! »

Yvan Gracié avait hésité, avant de décider de mettre au parfum la police des visites nocturnes de la jeune et jolie intruse. Mais les sanglots de sa belle-sœur, hystérique et terrifiée, avait fini par le convaincre de dévoiler sa présence. Au fond de lui, pourtant, comme un dragon sous la montagne, le désir et la sympathie que lui inspirait la visiteuse du soir tentait de le censurer face au brigadier en chef chargé de l’enquête, et ses hommes qui avaient investi son jardin depuis plusieurs heures. Une mèche blonde avait été trouvée dans l’eau de sa piscine et il avait été convenu de l’envoyer au labo pour voir si elle appartenait aux filles d’Yvan Gracié ou à la mystérieuse et mirifique inconnue. Une tâche de sang sur le rebord, minuscule et déjà opaque, avait été retrouvée sur le rebord de la piscine, et cela n’envisageait rien de bon. Le chef brigadier avait trouvé étrange qu’une si petite quantité de sang soit trouvée.

« Vous êtes vous coupé en travaillant autour de votre piscine, monsieur ? »

Yvan Gracié frissonna face à cette appellation. Le dernier être vivant à l’avoir appelé « monsieur » avait été l’intruse aquatique, deux jours plus tôt.

« Je n’en ai pas le souvenir… Cela peut en revanche être mon beau-frère. Il a rajouté du chlore et nettoyé la piscine hier soir…

– Une belle piscine, au demeurant. Dommage qu’elle ne soit sans doute devenue le théâtre d’un meurtre… »

Yvan Gracié sursauta.

« Vous voulez dire que…

– Admettez plutôt que je suppose… Mais j’ai coutume de toujours bien supposer… »

Le chef brigadier parut plutôt fier de lui, et demanda le thermos de café à l’un de ses sbires. Yvan Gracié soupira bruyamment, en se mettant en quête de mouchoirs pour sa belle-sœur qui venait de terminer un paquet de plus.

Il attendit calmement ce soir là sur le fauteuil à bascule en osier de la terrasse, son fusil de chasse dans la main droite, un verre de rosé à proximité de sa gauche. La fille allait sans doute se repointer, et il entendait la recevoir dignement, avec cette fois l’avantage de l’arme pour lui. Il était certain qu’elle ne gâcherait pas son plaisir de montrer sa tête de poupée sauvage après la disparition de son beau-frère qu’on pouvait logiquement lui imputer.

« Bonsoir, monsieur ! »

Il ne l’avait pas vue venir et il s’en voulut considérablement pour diverses raisons. Il avait fait preuve de faiblesse en ne l’entendant pas rentrer dans son jardin, ni plonger dans l’eau dont émergeait encore, calée sur le rebord de la piscine, la moitié de son corps, mais il se sentait également frustrée de ne pas avoir pu cette fois voir l’autre versant de son anatomie délicieuse.

« Je sais que vous mourrez d’envie de mirer ma physionomie, de prendre un bain avec moi, de fondre sur mon être… Je ne vous retiens pas, je suis toute à vous, et pourtant, vous me visez avec cette arme inutile… Votre beau-frère était bien moins difficile… »

Yvan Gracié réajusta son arme, qu’il avait un peu déplacée en matant malgré lui l’exquise intruse.

« Que lui avez-vous fait ?

– Ce pourquoi j’ai été fait.

– Aucun être humain ne devrait être fait pour tuer.

– Je ne suis pas un être humain. »

Tout en la maintenant en joue, Yvan Gracié s’avança prudemment vers la piscine.

« Allez-vous vous décider à plonger avec moi ? »

Elle se releva un peu, et ce fut à ce moment qu’Yvan Gracié put voir cette partie du corps qu’il n’avait encore jamais pu contempler chez elle. Le centimètre de chair juste au-dessous du nombril se confondait avec d’immondes écailles grises sous laquelle la peau semblait noyée. L’intruse replongea dans l’eau une fraction de seconde après s’être ainsi dévoilée, mais c’était trop tard : elle s’était démasquée et l’effroi envahit Yvan Gracié comme les gouttes de sueur froide envahissaient ses tempes et les plis de son cou.

« Une sirène… Vous êtes une sirène…

– Cela ne pourra pas m’empêcher de t’aimer comme n’importe quelle femme pourrait t’aimer… Viens, plonge avec moi… Aux premières lueurs du jour, je ne pourrai plus profiter des eaux chlorées de ta piscine… »

Yvan Gracié prit alors ses jambes à son cou, envoyant balader son fusil dans sa course, et courut jusqu’à son bureau, où l’attendait sa bibliothèque. Il feuilleta les pages de l’Odyssée et chercha le chapitre sur les sirènes. Puis il se jeta sur son ordinateur portable, et chercha « tuer une sirène » dans son moteur de recherche.

Il ne fut tiré de ses lectures que par le bruit de l’eau, qui déchira le silence du dehors. On était trois heures trente du matin et la sirène pouvait encore faire trempette dans sa piscine ! Il pensa aux autres personnes qui dormaient dans la maison. Le monstre des eaux dormantes pouvait encore frapper !

Les jambes d’Yvan Gracié avalèrent les mètres qui le séparaient de sa piscine et son cœur manqua d’exploser, contracté dans sa poitrine, lorsqu’il reconnut son épouse, en pleine conversation avec le plus bel homme qu’il lui fut donné de voir. Séduisant, robuste, musclé, le regard intelligent et mystérieux, les commissures retroussées dans un sourire enjôleur, ce dernier semblait inviter sa femme à se joindre à lui, dans les eaux de la piscine.

« Ne l’écoute pas, chérie ! C’est une sirène ! Un monstre ! Un monstre qui te veut du mal ! »

Mais c’était lui que sa femme n’écoutait pas, préférant grimper l’échelle qui menait à l’eau, en rigolant aux propos que tenaient la sirène.

Elle se jeta dans l’eau, et Yvan Gracié se couvrit les yeux.

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