LITTÉRATURE

Mrs Dalloway, le Londres de Virginia Woolf

Londres, juin 1923. Ce soir-là, Mrs Dalloway donne une réception. Virginia Woolf nous plonge dans les rues et dans les consciences de la capitale marquées par les coups retentissant de Big Ben. A travers les allées et venues incessantes dans les pensées des personnages, l’auteur s’amuse à nous perdre dans le Dédale de sa réalité.

Une journée londonienne

En toile de fond de l’intrigue qui rassemble les personnages les plus hétérogènes, Londres dégage une véritable présence. La vie des rues, le vacarme de la foule, le ballet des automobiles… s’insèrent à la fois dans l’intrigue et dans les réflexions des personnages. C’est donc à travers son cheminement dans les rues de Londres que le lecteur découvre pour la première fois Mrs Dalloway. A travers les bruits, les odeurs, les rencontres de la ville, c’est le temps et même la vie qui semblent peser sur les personnages, les étreindre, les étouffer.

La vie de Mrs Dalloway, c’est la société mondaine londonienne et ses codes. Toute l’action du roman est marquée par cette réception qu’il lui faut organiser, comme pour remplir le silence et faire taire sa mélancolie. Finalement, elle apparaît comme prisonnière de ces mondanités, de cette vie dont elle n’est que spectatrice. L’immersion dans les consciences des personnages plus que dans leurs actions accentuent cette distance à la réalité qui apparaît particulièrement dans le personnage principal. Le titre du roman, froid, impassible participe également à cet éloignement entre Mrs Dalloway et son existence.

Dans le même temps, et paradoxalement, Virgina Woolf nous place au cœur des choses, au centre même de la réalité. Chaque détail prend une signification et une valeur toute particulière, résonne comme les coups de Big Ben, profonds, puissants, vrais. Tout prend soudainement sens. Mrs Dalloway est prise dans cette dualité suffocante entre incursions et détachements soudain du réel.

« Et elle se sentait très jeune : en même temps vieille à ne pas le croire. Elle pénétrait comme une lame à travers toute chose : en même temps, elle était en dehors, et regardait. Elle avait la sensation constante (et les taxis passaient) d’être en dehors, en dehors, très loin en mer et seule ; il lui semblait toujours qu’il était très, très dangereux de vivre, même un seul jour. »

Cependant, une fois surmontée l’étrangeté du balancement entre rêve et réalité, ce détachement et cette perte de repères fixés prend une dimension sublime à travers le personnage de Septimus Warren Smith, un jeune homme traumatisé par la guerre. Il entend des voix, reçoit des messages de l’Au-delà… Le regard des autres nous laisse apercevoir un fou, mais les yeux qu’il pose sur le monde sont ceux d’un poète, le génie symboliste, le Voyant. Il transcende la réalité.

« Septimus regardait. Des gamins sautèrent de leurs bicyclettes. Les voitures s’accumulèrent. Et l’automobile restait là, avec ses stores baissés ornés d’un dessin bizarre. « C’est un arbre », pensait Septimus qui, voyant toutes les choses se réunir peu à peu en un centre devant lui, fut terrifié, comme si quelque objet monstrueux surgissait et allait prendre feu. Le monde vacillait et tremblait et menaçait de prendre feu. »

Septimus est incompris par les autres et pourtant, il a la volonté de percevoir le mondre mieux que quiconque. Virginia Woolf joue sur la ressemblance entre les regards de Septimus et de Clarissa Dalloway qui ne se rencontrent pourtant jamais. Leur destin se lie grâce à ce rapport si particulier aux choses, et ce retrait du monde pour mieux le contempler.

Sir William Orpen, Portrait de Miss Sinclair (détail)

Le temps qui passe, la vie qui part

Les coups de Big Ben interrompent fréquemment les pensées des personnages, les ramenant sans cesse devant la réalité et devant le temps qui s’écoule. La volonté de contenir l’intrigue en une journée crée une dynamique dans le roman où le temps coule malgré les tentatives des personnages pour le retenir.

« Mrs Dalloway dit qu’elle achèterait les fleurs elle-même. »

Les fleurs qui ouvrent le livre, apparaissent inlassablement dans le quotidien et les pensées de Mrs Dalloway renvoient déjà à la fragilité du temps. Une place importante est ainsi accordée aux souvenirs des personnages et au passé qui se mêlent régulièrement à la réalité : impossible de savoir à quelle époque appartiennent les sentiments des protagonistes.

« Le passé rendait riche, et aussi l’expérience, et d’avoir tenu à une ou deux personnes »

De la même façon, la mort est un motif récurrent du livre sans que l’on sache véritablement si elle est crainte ou attendue. Le personnage de Mrs Dalloway est particulièrement difficile à cerner sur le sujet. Tout au long de sa journée, la vie semble peser sur elle, comme un fardeau qu’il faut porter. Pourtant, il y a aussi cette quiétude, ce bonheur même parfois qui semble refaire surface. Si bien que l’on se demande si Mrs Dalloway cherche à se convaincre de ce bonheur ou si elle y croit vraiment, elle, pourtant si sceptique face aux grandes certitudes.

« La mort était un défi. La mort était une tentative de communiquer, quand les gens sentaient qu’il leur était impossible d’atteindre ce centre qui, mystique, leur échappait ; la proximité devenait séparation ; l’extase s’estompait ; on était seul. Il y avait un enlacement dans la mort. »

C’est avec génie que Virginia Woolf entretient toute cette ambiguïté sur le temps et les personnages. On se perd délicieusement dans les changements inattendus de point de vue ou de sujet, comme une promenade, non pas seulement à travers les rues de Londres mais à travers les existences de ses passants. Mrs Dalloway est un livre déroutant et représente ainsi fidèlement l’univers et le génie de son auteur.

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