Le soleil irradiait la place que morfondaient les soupirs d’une fin d’après-midi un peu trop chaude pour ce mois d’avril sudiste. Tout semblait à sa place, comme d’habitude. Les cyclistes fendaient l’air, parfois chargés de commissions à l’arrière ou à l’avant ; les enfants venaient de sortir de l’école et tardaient à rentrer chez eux ; les poussettes s’étiraient dans les entrailles de la ville, charriées par des mères plus ou moins aimantes et les collégiens mataient d’un revers de regard la poitrine de la garçonne de café tiraillée entre l’échéance de son partiel de socio et les retards de sa bourse CROUS. Un festival usuel de petites joies et douleurs du quotidien printanier, au rythme des flots jaillissant de la fontaine et des allées et venues. Seul le poste de radio apportait un changement radical avec les habitudes quotidiennes : depuis plusieurs heures, une succession de chansons, « en raison d’un appel à la grève lancé par plusieurs organisations syndicales », rompait avec le programme habituel. Mis à part ce détail dans la routine usuelle, rien n’aurait pu prévoir que c’était ce jour-là que l’humanité entière allait littéralement perdre le sommeil.
Fumant sa clope, adossé contre l’enseigne de sa librairie – vers les horaires – Yvon prenait le soleil, les yeux et le front plissés, entre de trop rares clients. Il n’avait jamais songé à l’importance du sommeil dans la vie d’un individu, et il n’y pensait pas, d’ailleurs, en observant les va-et-vient du monde. Il décida comme tous les jours que le temps était venu de confier la clientèle à Marion, son employée, pour une petite sieste à l’arrière de sa boutique. Il fut ainsi le premier de tous les hommes de son hémisphère à se rendre compte que le sommeil les avait tous et toutes quittés. Impossible de fermer l’œil, de s’assoupir, ni même de s’endormir après avoir compté les moutons. Au même moment, les gens dans leur lit, les bébés dans leur poussette et les fainéants au travail se réveillèrent, tout autour, ça et là du globe. Le sommeil les avait abandonnés, n’épargnant personne dans son départ aussi éclair qu’impromptu.
Les bambins geignaient dans leur poussette : ni biberons, ni tétines, ni tétons, ni peluches, ni doudous ne purent les réduire au silence. Tous couinaient, braillaient, hurlaient… On se rua dans les pharmacies pour avaler des tonnes de somnifères, on se piqua aux mouches tsé-tsé, on absorba des drogues douces comme dures, rien n’y faisait, et le sommeil ne venait pas. Il fallut se rendre à l’évidence : le dodo avait rejoint son oiseau éponyme dans la liste des choses disparues ici-bas.
Cette pensée conduisit les humains à supposer que les morts reviendraient eux-aussi : on se rua dans les cimetières, au Saint Sépulcre, dans le cœur de la Pyramide de Khéops ou sur la Place Rouge pour accueillir à bras-ouverts les défunts tirés de leur sommeil. Il n’en fut rien et leurs lèvres grises, momifiées ou bouffées par les vers ne remuèrent pas d’un pouce. Ce fut la première des douleurs humaines.
La seconde – et sans doute la plus terrible -, fut que si le sommeil avait abandonné les hommes, les symptômes de son manque, grandissant par ailleurs, restèrent présents. Les paupières semblaient crucifiées, les muscles engourdis paraissaient lacérés et les cous raidis engourdissaient l’âme entière. La première semaine passée, les corps de suicidés s’entassaient sur la place où, malgré tout, Yvon essayait de continuer à vendre ses livres, secondé par Marion qui, jadis mignonne, ressemblait comme lui à un zombie ignoble, la peau couverte de sébum de fatigue et les yeux rougis gonflés de cernes violacées, comme des hématomes.
Le curé de l’église appelait à la repentance générale mais Yvon lui balança une Apocalypse de Saint-Jean au visage. On n’avait après tout jamais annoncé que la fin des temps viendrait par une foutue privation de sommeil…
Marion proposa de se murger jusqu’à s’écrouler mails ils ne gagnèrent qu’une terrible gueule de bois qu’un réveil n’avait même pas amené dans leur cervelle endolories, chauffées à blanc. Ils essayèrent de faire l’amour, de faire du sport, de faire de l’apnée… Rien ne semblait pouvoir les endormir, même quarante-huit heures de valse, dans un dancing à deux rues de la place, qui leur lacérèrent les chevilles.
Tout semblait perdu quand, tandis que se couchait le soleil de la troisième semaine, les paupières de Marion – divin spectacle ! – se mirent à frétiller, puis à se clore pour de bon. Ô joie ! Ô bonheur, enfin ! Il venait, le sommeil ! Tous les hommes et toutes les femmes de cette planète se couchèrent sur eux-mêmes, en eux-mêmes, parfois dans des lits, souvent dans des rues, parfois nus, souvent habillés.
On ne put jamais les réveiller. À l’heure actuelle, on me dit qu’ils dorment encore, la mousse dans les narines, du lichen entre les paupières.