SOCIÉTÉ

L’ombre menaçante du lobbying à l’assaut de la France

Ce dimanche 29 mars, le peu d’intérêt des Français pour les élections départementales – pourtant les touchant le plus directement – est manifeste. Ils ont l’impression que tout leur échappe, que tout se trame, là-haut, dans des corridors étroits et sinueux des ministères, derrière leur dos. Cette obsession d’une force obscure agissant à leur insu et manipulant tout un système est traduite par une notion, chuchotée car crainte : le lobbying.

Son emprise serait grandissante sur nos politiques puisqu’il atteint même les rangs des extrêmes. Le FN a longtemps dénoncé l’existence d’un « lobby juif », supposé contrôler les plus hautes instances républicaines, jusqu’à ce que le parti soit suspecté, par ses militants les plus acharnés, d’être gagné lui-même par un « lobby gay », quand l’homosexualité supposée de Florian Philippot, numéro 2 du parti, fut révélée.

On voit bien que ce terme recouvre tout et son contraire : son influence est connue sur les politiques, mais peu définie. L’interrogation réside dans son étendue et dans son pouvoir effectif dans les législations, françaises et donc européennes. Des entreprises et des associations gravitent autour des lieux de pouvoir tentant d’exercer une influence plus ou moins manifeste sur les décideurs publics ; il s’agit de traduire leurs intérêts dans une législation leur devenant favorable. Notre législation nationale se base en grande majorité sur celle de l’UE : on parle de 15 000 « représentants d’intérêts » gravitant autour de Bruxelles, entreprises de conseil, des fédérations professionnelles, cabinets d’avocats, sociétés multinationales ou encore ONG… Ces intervenants extérieurs maitrisent parfaitement la législation européenne et ses failles, alliant communication, négociation et extrême maitrise de leur domaine. Le processus législatif européen comme français semble totalement opaque : aucune information ne filtre sur les arbitrages effectués.

On pense de suite aux conflits d’intérêts et à l’ombre menaçant de la corruption. La France, corrompue ? Impensable ! Pourtant, ces entreprises offrent parfois des cadeaux démesurés pour faire pencher la balance du bon côté, entre invitations à des premières très « sélects » et évènements sportifs. Les loges des stades accueillent souvent un tout autre match, à l’abri des regards.

Un rôle désormais essentiel, suppléant au parlementaire idéalisé

Ce chat noir de la politique n’en demeure pas moins un acteur essentiel du processus démocratique. Un homme politique, aussi compétent soit-il, doit faire face à une complexité et à une technicité croissante des débats auxquels il prend part. Nombre de journalistes et observateurs dénoncent ce mythe du parlementaire prenant seul position dans l’hémicycle, rédigeant des amendements pointus sur des textes de lois hyper-spécialisés… L’influence des lobbyistes est nécessaire pour que la législation corresponde aux besoins réels. Nos élus ne sont pas des surhommes et ne peuvent maitriser l’étendue des connaissances, c’est un travail commun qui doit être mené avec des personnes spécialisées dans les domaines considérés. Dans le domaine de la santé, par exemple, l’autorisation d’un médicament sur le marché doit faire intervenir des experts aux avis divergents pour trancher.

Tout le problème reste l’intégrité de ces intervenants externes, préférant souvent le profit immédiat d’une commercialisation à une exposition dangereuse à des risques inconsidérés. C’est dans ce sens que le consommateur peut se retrouver manipuler à son insu par abus de cette influence respectée. Face à la hausse du prix du blé, les éleveurs s’évertuent à faire accepter le retour des farines animales dans nos assiettes, d’où elles avaient été bannies depuis l’épidémie de « vache folle » durant la décennie 1990. Les gouvernants semblent avoir plié devant les insistances de ce secteur en crise prolongée : des farines de poisson ont déjà été réintroduites dans le circuit alimentaire. Ce dernier semble impuissant face aux entreprises mondialisées qui s’entendent contre le consommateur : Yoplait, Novandie, Lactalis et Senagral, ont décidé communément de « la hausse générale des tarifs [qui prenait] effet au 1er octobre 2007, selon les principes suivants : + 3 % sur les desserts, + 4 % sur les yaourts et + 5 % sur les fromages frais et la crème fraîche. », après avoir fait établir par ses experts la nécessité de consommer des produits laitiers plusieurs fois par jour. On retrouve ces mêmes ententes entre géants des cosmétiques ou des produits d’entretien.

Un poids indéniable, difficilement contrôlable

Notre système économique pousse les entreprises au profit rapide, et donc les lobbystes à des abus, manipulant les politiciens. Ils ne sont parfois pas loin du chantage : les élus ont tout intérêt à orienter la législation dans leur sens, ils maintiennent l’emploi dans des régions déjà en difficulté. Transparency International a octroyé la note de 2,7/10 à la France en examinant la puissance effective des lobbys sur le système législatif, notamment sur l’équité d’accès aux décideurs publics, l’objectivité des politiques en somme. Malgré les lois de la transparence votées en 2013, définissant le conflit d’intérêt comme une inférence dans l’exercice « indépendant, impartial et objectif d’une fonction », aucun organe de contrôle n’a été mise en place, que ce soit à l’Assemblée ou au Sénat. Les parlementaires – s’ils sont conseillers ou avocats – peuvent très bien mêler leur ancienne profession à leurs obligations mandataires. C’est un privilège qui leur est accordé : les autres élus – à toute échelle (conseils régionaux, grandes métropoles, maires de grandes communes, collaborateurs ministériels…) – doivent répondre à des obligations d’abstention et à des déclarations conjointes de patrimoine et d’intérêts.

La solution adoptée réside dans la tenue d’un registre contrôlant entrées et sorties du Palais Bourbon mais demeurant très peu fiable : Regards Citoyens a établi qu’entre juillet 2007 et 2010, 16 000 personnes ont été auditionnées au Parlement, représentant plus de 5000 organismes. Regroupées en quelques 9 300 auditions, l’association n’a pas pourtant pas réussi à retrouver les 120 représentants d’intérêts inscrits au registre officiel de l’Assemblée. Ancienne promesse de campagne de François Hollande, cette volonté d’open data et de transparence n’a été réellement engagée que suite à la crise majeure provoquée par la sortie de Jérôme Cahuzac. A ce jour, les modalités de contrôle n’ont toujours pas été précisées…

Une emprise considérable, s’opposant aux réformes

Le lobbying n’occupe cette place dans le processus législatif français que grâce à la récupération de leurs arguments dans les joutes verbales entre opposants politiques. Les textes produits par les lobbyistes alimentent la guerre d’amendements, livrée dans l’hémicycle à chaque tentative de réforme. Récemment, la Loi Macron, au cœur de toutes les discussions politiques, a été le lieu privilégié d’un lobbying intensif. Les professions juridiques réglementées ont craint pour leurs rémunérations et leurs conditions d’exercice. Malgré les multiples auditions en amont, les représentants n’étaient pas satisfaits et ont adressés aux députés un vrai « kit » d’argumentaire à déployer et ont obtenu gain de cause ; s’ils doivent être affichés, leurs taris sont désormais flottants entre un maximum et un minimum. Les notaires ont été particulièrement agressifs, certains ont même annoncé avoir reçu des menaces de morts.

La loi sur les paquets neutres, qui tient très à cœur à Marisol Touraine, en a fait les frais : les arguments des buralistes ont été repris tels quels par les députés. Les parlementaires se font littéralement « mâcher le travail » : ils reçoivent parfois plus d’une dizaine de mails par jour leur fournissant des amendements déjà rédigés sur un fichier Word joint, ils n’ont plus qu’à y insérer leur nom et le tour est joué. Résultat, on arrive à des aberrations  – pour la loi de rectification des finances, 20 amendements strictement identiques ont été déposés par différents partis en commission

C’est presque du chantage, à ce niveau-là. La Confédération des Buralistes, par la voix de son président, est en colère et a menacé la ministre de la Santé de faire grève pour « certains produits qui intéressent l’Etat », timbres fiscaux et jeux de hasards par exemple.

Si sa fonction est essentielle dans le processus législatif, l’action de lobbying ne doit pas entraver le fonctionnement démocratique, en autorisant la constitution d’actions de groupe des consommateurs par exemple. Certains lobbys sont si puissants qu’ils s’opposent aux réformes politiques, comme un nouveau pouvoir. Si tous l’étaient autant, le pouvoir législatif pourrait être mis à mal. Mais la prise de conscience citoyenne peut contrer ces obstructions et il faut relativiser : le pire reste aux Etats-Unis.

La Food and Drug Administration est contaminée dans ses plus instances : certains de ses membres font également partie des comités d’entreprises de grands exploitants agroalimentaires comme Monsanto, appuyant en faveur d’un « brevetage de la vie » et parvenant à la généralisation des OGM. Soyons rassurés : en France, nous ne sommes pas encore empoisonnés.

Sudiste exilée à Paris, Mazienne #fromthebeginning. Droguée à l'actu, le plus souvent par seringue radiophonique.

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