SOCIÉTÉ

Bons baisers de Russie

Poutine le fédérateur

La Russie, pays émergent, se reconstruit sur les ruines de l’URSS. C’est une fédération composée de 85 sujets à l’indépendance variable. Le territoire russe est le plus vaste du monde, il effectue la jonction entre l’Asie et l’Europe continentale. On estimait, en 2014, sa population à quelque 146,5 millions de personnes. Ces considérations géographiques mettent en avant la formidable cohésion qui, malgré des suspicions de fraudes électorales, permet à Vladimir Poutine de s’imposer au Kremlin depuis maintenant 15 ans. L’ancien directeur du FSB (principal héritier du KGB) devient président de la fédération de 1999 à 2008, mais au terme de son deuxième mandat la constitution lui interdit de briguer un troisième mandat consécutif. Il se résout à soutenir Dimitri Medvedev à la présidence. Poutine sera alors nommé premier ministre par ce dernier et reprendra le flambeau présidentiel le 7 mai 2012. Il est présenté comme une figure forte et emblématique, capable de mener le pays sur le chemin doré de la croissance. C’est l’homme qui a redonné à la fédération une certaine, et non pas des moindres, influence internationale ; le pays sait imposer sa vision des choses. L’annexion de la Crimée et la guerre dans l’est de l’Ukraine seraient-elles une manifestation du sentiment de nostalgie de l’URSS éprouvé par Poutine, humaniste de la première heure ? Il déclarait alors le 18 mars 2015 : « Ce qui semblait impensable, malheureusement, est devenu réel. L’URSS s’est désintégrée ». La Russie venait tout juste d’annexer la Crimée. Le spectre totalitaire plane sur la politique du président qui a rétabli dans une certaine mesure l’autorité d’antan : l’opposition est peu présente, la figure de Poutine est glorifiée, et les médias, d’une certaine façon réduits au rang de marionnettes, semblent perdre de vue l’idéal démocratique. L’esprit critique en Russie, dit-on, est formaté.

Kremlin TV

Il suffit de s’intéresser aux médias télévisés pour constater cette sombre réalité. Les chaînes de télévisions sont dans leur grande majorité contrôlées par l’Etat grâce à VGTRK, la compagnie d’état de télévision et de radiodiffusion. Le groupe possède de nombreuses chaînes  dont Rossiya 1, la première du pays, ou encore Bibigon, une chaîne dédiée à la jeunesse. Les administrations se partagent le reste des chaines, par exemple Pétersbourg 5ème Kanal sous la tutelle de Saint-Pétersbourg . Enfin ce sont des firmes transnationales comme Gazprom ou Sogaz et des oligarques qui ont fait main basse sur les médias restants, notamment par le biais de rachats. C’est dire la grande subjectivité de l’audiovisuel russe, pris en flagrant délit de conflit d’intérêt. Toutes ces composantes sont très proches du pouvoir. Il possède alors une aire d’influence accrue sur l’opinion publique : un véritable trust. Et quoi de mieux que la télévision pour communiquer au plus grand nombre ? Poutine l’a bien compris et fait de ce mass media un formidable outil, un déversoir à propagande au service de son image, au service de la « Grande Russie ». Dès lors, on peut affirmer que les chaines télévisées ont bel et bien œuvré en faveur des succès électoraux en cascade de Poutine à la présidence de la fédération. Noam Chomsky et Edward Herman, universitaires américains,  expliquent que cette réussite résulte du fait que « les puissantes radios et télévisions d’Etat firent furieusement campagne en sa faveur, dénigrant et privant d’antenne ses opposants  ». Ainsi en 2007,  Channel 1, la télévision d’Etat, imposait par le billet d’une directive un quota de 50 % d’informations positive en ce qui concerne le pays. Mais cette nouvelle politique d’information va plus loin : elle émet une liste noire qui écarte les figures de l’opposition des ondes. Pire encore, la télévision dénigre les voix critiques qui s’élèvent contre Poutine et  incite à la haine de celles-ci. Sept journalistes avaient alors démissionné en signe de protestation. Eux aussi souffrent de ces restrictions qui constituent autant d’entraves à l’objectivité et à la libre expression.

Indépendants en situation critique

Poutine l’orthodoxe, ces dernières années, semble avoir une propension particulière à tourmenter ceux qui « dérangent ». La série de lois homophobes et discriminatoires qui limitent la liberté des homosexuels en Russie, ou encore l’emprisonnement d’une Pussy Riot pour avoir proféré une prière anti-Poutine, témoignent de ces dispositions autoritaires. Les journalistes ne sont pas non plus laissés pour compte. Serguei Reznik, le 19 Novembre 2014 assiste à un deuxième procès alors qu’il purgeait une peine de 18 mois de prison. Il est poursuivi pour “fausse déclaration” et “outrage à agent de l’état“. Son crime ? Avoir dénoncé la corruption des autorités locales à Rostov-sur-le-Don. Reporter sans frontière qualifie cette situation d’ “acharnement judiciaire”. Une manière de faire taire les voix de la discorde. À ce moment, il faut rappeler que depuis l’arrivée au pouvoir de Poutine, 22 journalistes ont été assassinés ; une bien étrange corrélation, mais surtout un résultat radical : la pression qui pèse sur le journaliste dans son labeur est palpable et sans doute choisit-il ses mots consciencieusement avant de s’exprimer. Aussi nombre d’entre eux sont en proie à l’autocensure et évitent certains sujets tabous, par craintes de représailles. Toutefois quand la retenue journalistique ne suffit pas c’est la censure qui se charge de ramener la ressource dans le droit chemin. Le Roskomnadzor ou agence fédérale de supervision des médias, surveille attentivement tout contenu subversif. Elle a le droit de bloquer sans justifications, et sans décisions de justice tout contenu jugé « extrémiste » grâce à une loi votée en décembre 2013 ; pas de Charlie Hebdo en Russie. C’est suite à une remontrance émanant de cette agence que Galina Timtchenko, rédactrice en chef de lenta.ru, est évincée de la rédaction le 12 mars 2014. Celle-ci est accusée d’avoir diffusé l’interview d’un ultranationaliste ukrainien, un point de vue qui diffère de celui adopté par le Kremlin en cette période de guerre. Elle est démise de ses fonctions au profit d’un homme de paille, Alexeï Goreslavski. Ce n’est rien de moins qu’une forte et symbolique attaque visant à déstabiliser la ligne éditoriale libre et indépendante du  site d’information. Mais quand le pouvoir désire la disparition d’un média, il peut tout simplement annuler son contrat de diffusion. Ainsi la chaine régionale TV2, malgré de fortes contestations, s’est vue privée d’antenne ; son contrat avec l’agence publique de l’audiovisuel RTR n’étant plus reconduit au motif d’une « erreur technique  ». La chaine, nous rapporte Reporter Sans Frontières, disparaît du petit écran dans la nuit du 8 au 9 Février 2015. Toutes ces atteintes à l’intégrité de la parole s’inscrivent dans le paradoxal concept de « démocratie dirigée ». Oui, Poutine dans sa volonté de rebâtir la « Grande Russie » préfère avant tout assurer, paternaliste et sécuritaire, l’ordre plutôt que l’information. La grandeur du pays passe avant les libertés du peuple, et tant pis pour la liberté d’expression .

Extrait de Mr Freeman

 

Jeux de miroirs

Le pays sombrerait-il donc dans le chaos orchestré de la dictature ? Il apparaît que la tourmente médiatique peut véhiculer une image assez récurrente de désuétude et de recul démocratique en Russie, or il faut nuancer cette perception. Les russes n’ont pas tous l’instinct si grégaire ; loin de là.  Les initiatives pour contrebalancer le pouvoir, bien qu’étouffées, existent bel et bien : après son éviction de Lenta.ru, Galin Timchenko, avec d’anciens membres de la rédaction, lance Meduza, un nouveau site d’information indépendant. Ils continuent leur travail et s’expriment librement, mais cette fois depuis Riga la capitale lettone. Tout n’est plus tout à fait comme avant. Toutefois, même si l’on constate un recul significatif de la liberté d’expression dans la fédération, il faut aussi dire que l’impunité du président dans ces agissements n’est pas totale. Les grandes manifestations anti-poutine qui ont eu lieu à Moscou en février dernier témoignent de cette capacité des russes à se lever pour faire valoir leurs droits. Malgré la surveillance et les éventuelles représailles, ils battent le pavé pour exprimer leur désaccord avec la politique en vigueur. De plus, au regard de l’histoire, le pays a fortement évolué en matière de journalisme depuis l’époque soviétique. Les journalistes adoptent un regard critique quant-à leur situation qui connaît de hauts et des bas ; l’organisation de rétrospectives constitue, entre autre, une preuve de cette profonde évolution. Mais en cette période de troubles, l’assassinat de Boris Nemtsov ravive la question brûlante de la liberté d’expression. Même si l’Etat peut être accusé d’avoir fait taire une voie critique, le crime aurait pu être commis pour déstabiliser le pouvoir Russe. Quoi qu’il en soit Nemtsov n’avait pas renoncé à exprimer sa vraie pensée, libre de toute ingérence étatique. Les hommes meurent mais les mots restent et il appartient au russes, plus largement à l’humanité, de se souvenir. Ainsi cette privation de liberté extrême qu’est le meurtre de Nemtsov témoigne d’une forte tendance anti-critique dans le pays. Ce crime est un marqueur des tensions sous-jacentes qui prennent de l’ampleur en Russie. Cependant il apparaît que les problèmes démocratiques, exacerbés par les médias et les politiques occultent en partie la diversité culturelle russe, très riche. Les initiatives d’expression individuelles sont nombreuses, on peut notamment citer Mr Freeman qui fait figure d’exemple. C’est une série animée diffusée sur YouTube depuis 2009, une critique subtile et acerbe du monde contemporain, pleine d’ironie et empreinte d’un humour grinçant ; celle-ci se veut sans concessions. Non, les Russes ne semblent pas tous prêts à donner leur langue au chat.

 

 

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