SOCIÉTÉ

Harceler n’est pas draguer

Bien que le harcèlement de rue soit aujourd’hui régulièrement mis en lumière par les médias, il reste un problème méconnu et souvent mal défini. Il est pourtant important d’en connaître les tenants et aboutissants afin de faire avancer les mentalités.

Drague ou harcèlement de rue ? C’est la question qui s’est posée suite à l’agression d’une jeune femme rue de Lappe, à Paris, en décembre dernier. A la sortie d’un bar, un « différent » éclate entre un groupe d’hommes et la victime. Celle-ci est frappée au visage avec un tournevis, elle décédera de ses blessures quelques jours plus tard. Repris par différents médias, les circonstances de ce fait divers ont été qualifiées de « drague qui tourne mal », un terme qui a provoqué l’indignation sur les réseaux sociaux. En effet, comment de la simple drague peut-elle déboucher sur une agression aussi violente ? Selon les membres de Stop Harcèlement de Rue (StopHDR) – un collectif visant à lutter contre ces comportements – un tel drame est de toute évidence le résultat d’un harcèlement de rue poussé à son extrême. Un traitement médiatique qui fait débat, donc, mais qui pose également une épineuse question : qu’est-ce-que le harcèlement de rue aujourd’hui ? Comment le reconnaître ?

Du sifflement à l’agression.

« Vous êtes charmante mademoiselle » et autres petites phrases intrusives ont longtemps été considérées comme le banal résultat d’une drague du quotidien. Pourtant leur caractère importunant est lui bien réel, même si il n’a pas toujours été considéré en tant que tel. « La drague se construit à deux, là où le harcèlement est la responsabilité d’un individu, ignorant volontairement l’absence de consentement de son interlocuteur. » Là est toute la différence d’après le communiqué de presse de StopHDR. Une frontière essentielle à définir, pour bien comprendre de quoi retourne le harcèlement de rue. Pour le collectif, ce phénomène relève des « comportements tenus dans l’espace public, consistant à interpeller des personnes – verbalement ou non – en leur adressant des messages insistants, menaçants ou (…) insultants en raison de leur sexe, genre ou orientation sexuelle ». Ces actes peuvent donner suite à des gestes ou atteintes physiques prenant, parfois, un caractère sexuel.

C’est d’ailleurs le point de vue d’Yves Raibaud, géographe et spécialiste de la place des femmes dans la ville (1). « Les étudiantes dont j’ai dirigé les recherches ont réalisé une typologie du harcèlement de rue par gravité des agressions, allant d’être suivie dans la rue, jusqu’au viol. » Une définition et une gradation de la violence qui n’est pas fixe et qui dépend grandement du « sentiment d’agression » de la victime. « Certaines femmes peuvent avoir été complètement terrorisées par des agressions que la police qualifierait de bénignes, au point de s’interdire définitivement la traversée de certains quartiers, voire de changer de domicile » précise Yves Raibaud. Il ajoute également à cela une dimension urbaine à laquelle le harcèlement de rue est intimement lié, se référant à certaines études menées par des chercheuses américaines. Celles-ci définissent par exemple le harcèlement comme un phénomène structurant la place des femmes dans la ville, leur assignant une place bien identifiée. Il participerait également à une certaine objectivation et infériorisation du corps féminin dans la vie publique.

Quand le harcèlement prive de liberté

Barbara, 18 ans, et Lexy, 29 ans, ont subi plusieurs fois le harcèlement de rue. Une scène, revenant dans le récit de leurs expériences revient particulièrement. Accostées, puis suivies par un homme en plein centre-ville, les deux jeunes femmes ont du repousser, voire semer leurs agresseurs, devant finalement faire appel à une tierce personne pour se mettre en sécurité. Les mots diffèrent mais les situations et le traumatisme en découlant restent similaires. Lorsqu’on leur pose la question de la définition du harcèlement de rue, le sentiment est le même : celui d’une crainte constante de l’agression. Pour Barbara, le harcèlement se distingue par son caractère répétitif, la privant ainsi d’une certaine liberté. « Le harcèlement de rue, c’est une incapacité à pouvoir me déplacer en dehors de chez moi, sans craindre d’être importunée et agressée par des hommes, juste parce que je suis une fille. En fait c’est une agression sexuelle permanente » décrit-t-elle. Lexy, elle, caractérise ces comportements comme un rapport de force entre hommes et femmes prenant place dans l’espace public, où la femme « part perdante » : « Si elle répond, il pense qu’il lui plaît ou qu’elle approuve ; si elle ne répond pas, il se sent insulté et peut devenir violent. »

Une culture banalisante

Comment peut-on alors en arriver à caractériser une situation qui se termine dans la violence, de scène de « drague », minimisant ainsi la mesure de l’agression ? Selon Yves Raibaud, notre propre culture est à remettre en question, en particulier une certaine littérature dominée par le genre masculin et enseignée dans nos écoles, où « le thème de la ville-plaisir, du charme érotique de la rue est omniprésent ». « Il suffit de relire ces éléments au prisme du harcèlement, pour se rendre compte que ce sont des représentations masculines dont les femmes font les frais, et qui banalisent la drague agressive la plus vulgaire. Chez Baudelaire, Louis Aragon ou André Breton, le poète dérivant dans la ville, insatisfait après avoir suivi des femmes, pourra toujours trouver un bordel pour finir la nuit. » développe-t-il.

Ce serait donc en nourrissant cette culture masculine que le harcèlement de rue aurait trouvé sa place dans nos vies quotidiennes, effaçant par endroit la frontière entre rapport de séduction et rapport de force. Un phénomène dont il est difficile de prendre parfois conscience, le traitement médiatique du drame de la rue de Lappe en étant l’illustration poignante, mais qui trouve peu à peu sa place dans les esprits.

(1) Maître de conférences à l’Université Bordeaux Montaigne et chercheur au laboratoire Aménagement, développement, environnement, santé et société (Adess), CNRS

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