LITTÉRATURE

De la prêtrise dans Sous le Soleil de Satan

L’espace littéraire est traversé par des myriades de personnages, jeunes, vieux, importants ou secondaires, mais il en demeure certains qui se distinguent de cette masse d’actants par le caractère symbolique qui leur est attribué. Umberto Eco les appelle les ”personnages types”. Du héros au fripon, ces visages multiples sont les oriflammes de qualités, d’idéaux ou de défauts qui insufflent l’élan nécessaire à la quête des intrigues qu’ils stimulent. L’un de ces personnages qui a su traverser les siècles et les genres sans perdre de son importance, est le religieux.

sous le soleil de satan de Maurice Pialat Sandrine Bonnaire et Depardieu

Sandrine Bonnaire et Gérard Dépardieu jouant Mlle Malorthy et l’abbé Donissan dans le film Sous le soleil de Satan de Maurice Pialat

Un petit éclairage historique :

Figure solitaire, morne et savante héritée du moyen-âge, elle traverse son enfer personnel sous la Révolution Française qui va mettre fin à nombre de privilèges ecclésiastiques, réduisant par le même fait le nombre d’aspirants à la prêtrise à peau de chagrin. La campagne de déchristianisation menée sous les années noires de la Terreur n’étant pas étrangère à ce fait. Pour ragaillardir les rangs de cette profession menacée, le régime de la Restauration s’efforça d’allouer des moyens financiers importants ainsi qu’un détachement de ”missionnaires” ayant pour tâche d’arpenter le territoire en rependant la parole sainte alors délaissée par les habitants d’un pays devenu laïc, incertains quand à la place des institutions et de leurs croyances. La reconversion du peuple étant une entreprise de longue haleine, de nouveaux religieux de campagne furent ordonnés sans qu’ils n’aient besoin de satisfaire aux critères de sélection habituels de l’Ancien Régime, préconisant la maîtrise poussée du savoir et de la dévotion. Ainsi Hugues Félicité de Lamennais déclarait en 1828 face à cette perte d’exigence : «  Autrefois, le clergé était à la tête de la société par ses lumières. Jamais depuis bien des siècles, le clergé pris en masse, n’avait été aussi si ignorant qu’aujourd’hui, et jamais, cependant la vraie science n’a été plus nécessaire. »1. L’Histoire se construisant néanmoins, cette petite révolution dans le monde religieux permit à Jean-Marie Vianney, fils de paysan, d’accéder à la condition de curé, soit de prêtre catholique de la paroisse d’Ars dans laquelle il œuvrera pendant 41 ans. S’il ne s’est pas illustré par sa culture, quasi inexistante, ni par son éloquence, ce curé d’Ars marqua les esprits par sa dévotion infinie lui faisant mener une vie d’ascèse extrême où la discipline, ce fouet de cuir terminé par des clous de fer était l’unique possession qu’il réclamait pour se prémunir de la tentation lors de séances régulières de flagellations. Devant tant de manifestations de piété, cet humble curé fut gratifié du titre de patron de tous les curés de l’Univers par le Pape Pie XI en 1929.

De l’Histoire à l’histoire :

C‘est à cet instant clé qu’intervient la mise en lumière d’un des personnages principal du roman Sous le Soleil de Satan que signe Georges Bernanos en 1923, commençant alors sa carrière d’écrivain. En effet la figure du curé d’Ars a très largement servi de modèle à celle de l’abbé Donissan, ce jeune clerc un peu gourd et tout à fait inculte dont le lecteur observe la maturation difficile, palliée de remises en question et d’auto-punitions sévères. Reprenant la figure littéraire du prêtre catholique tourmenté exploitée dans une partie de l’oeuvre du décadent Jules Barbey d’Aurevilly, aussi surnommé le Connétable des Lettres, Bernanos concentre son intrigue sur le combat binaire entre le Bien et le Mal sans que cela ne vire cependant au manichéisme, grâce à une subtile réflexion sur les apparences. Se servant de l’essor du Moi dans le roman du XIXème, le romancier offre ainsi un portrait profond de l’intériorité de cet homme de foi humble et destiné à vivre des expériences intenses qui lui vaudront plus tard la réputation de Saint. Mais c’est impuissant qu’il demeure néanmoins devant la détresse de certaines victimes, comme devant celle de la jeune Malorthy, 16 ans, devenue à moitié folle après avoir accouché d’un enfant mort-né alors que toute sa famille lui tournait le dos. S’il parvient à ”lire” les âmes de ses ouailles, l’abbé ne peut guère les sauver, tout juste parvient-il a en absoudre quelques-unes et c’est de ces élans de frustrations que naîtront les passages les plus aboutis du roman. D’un style extrêmement sensible aux consciences déchirées des actants, ce premier écrit qui demanda toutefois six ans de travail à son auteur, reçu des avis très favorables de la critique de son temps et traversant les siècles pour aller se fixer sur la pellicule de Maurice Piallat en 1987, reçu la palme d’or du festival de Cannes. C’est en effet avec brio que Sandrine Bonnaire incarne la fragile et éphémère Mlle Malorthy, ou bien Mouchette pour les intimes. Personnage sauvage et sacrifié sur l’autel d’une vie implacable -sans doute héritée de ces années d’après guerre où écrit Bernanos- où les hommes sont tous plus décevants les uns que les autres, n’usant d’elle que comme simple objet de désir et non pas d’amour. Et s’il déçoit, le désir dans ce roman est aussi une arme diabolique, un mal suave auquel manque de se livrer l’abbé Donissan par une nuit trop lumineuse alors qu’il avoue silencieusement « désirer au-delà » du simple repos et de la sérénité éternelle. Cet aspect du désir chez le prêtre rejoindra la pensée émise par Deleuze et Félix Guattari, 54 ans plus tard dans un de leur sujet de réflexion de Mille Plateau : « Chaque fois que le désir est trahi, maudit, arraché à son champ d’immanence, il y a un prêtre là-dessous. Le prêtre a lancé la triple malédiction sur le désir : celle de la loi négative, celle de la loi extrasèque, celle de l’idéal transcendant. »2. De cette figure du religieux détaché des aspirations communes, se dessine alors celle d’un homme luttant, d’un ”athlète de Dieu” comme le décrit Paul Claudel, gardant une part encline à la tentation et au pêché. La conception d’un homme élu par Dieu et préservé par lui dès le départ glisse alors avec Bernanos à celle contraire, soit celle d’un homme passant sa vie à essayer de toucher Dieu, tandis que le Diable, omniprésent, ne manque jamais une occasion de l’embrasser tendrement dès lors qu’il le sent vaciller.

Récit d’une lutte permanente contre la fausse clarté, contre ce ”soleil de Satan”, astre enchanteur et illusoire, Sous le Soleil de Satan fut un temps pressenti comme le possible vainqueur du prix Goncourt de 1923, qu’il ne décrochera cependant pas. Mais il reste aujourd’hui encore le témoignage d’une transformation de la figure littéraire du religieux, qui portée plus loin par la plume de Bernanos, s’inscrit dans l’imaginaire collectif comme un personnage complexe et surtout, comme un actant de plus en plus humain.

oeuvre de référence : Sous le Soleil de Satan, Georges Bernanos, coll. Le livre de poche n°32427


1. https://histoireetculture.wordpress.com/la-pratique-religieuse-1814-1848/

2.  Extrait de Mille Plateau (ouvrage de théorie politique), G. Deleuze, F. Guattari, pp.191,192 (1980)

Maître ès lettres. Passionnée par la littérature et les arts | m.roux@mazemag.fr

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