MUSIQUE

De la mer du Nord aux abysses auditives, rencontre avec Molécule

Nous sommes à bord du chalutier le Joseph Roty II, une véritable usine de quatre-vingt-dix mètres de long et de deux mille trois cents tonnes. Sur le pont, la houle et les moteurs du bateau semblent s’accorder au quotidien pour offrir aux matelots un extraordinaire marasme sonore. Pendant trente-quatre jours, Romain Delahaye qu’on connaissait plutôt pour son registre dub a embarqué avec eux et s’est autoproclamé chef d’orchestre de la mer du Nord.

Entre le calme d’une mer d’huile et les déchaînements de la tempête, le micro de Molécule ne perd pas une miette de l’univers sonore du Joseph Roty. L’artiste le décline sur des variations composites, entre musique techno et électro, alliées à des sons laissés « natures ». Pour nous transporter directement au large de la mer du Nord, dans les abysses du bateau et les tréfonds de l’océan Atlantique, Molécule a armé son nouvel album d’un carnet de bord, mêlant photographies, détails techniques et anecdotes journalières. Mais 60°Nord 43’ est bien loin d’être un simple reportage musical. Pendant soixante quatorze minutes, on s’engage dans un véritable voyage mental, aux quatre coins de notre conscience. Molécule s’empare de toutes nos sensations, asservit notre esprit à un plaisir auditif inédit.

© Alexandre Gosselet

© Alexandre Gosselet

On a tous en tête une banque sonore maritime alimentée par des souvenirs, des films. Quels sons aviez-vous en tête quand vous pensiez à la mer, était-ce là le point de départ de votre aventure ?

Non, je n’avais pas vraiment d’idée des sons que j’allais rencontrer. Ce qui m’a amené à partir, c’est quelque chose de visuel et avant tout une expérience humaine que j’avais envie de vivre, un état que j’avais envie de sentir. La mer a inspiré beaucoup de musiciens depuis des décennies, j’ai prolongé en quelque sorte cette fascination du compositeur pour la mer.

Quelle a été la réaction des marins face à l’attention que vous portiez à leur fond sonore quotidien, ont-ils compris votre démarche ?

Ils ont appris à comprendre. Au début ils étaient à la fois étonnés et curieux. Le Joseph Roty II était un bateau-usine, l’environnement sonore y était extrêmement dense et bruyant. Ils se sont demandés ce que je pouvais bien vouloir venir chercher dans ce marasme sonore. Ils ont finalement cherché à participer à ma démarche, en m’indiquant des endroits où je pourrais trouver des sons intéressants. Leur collaboration a vraiment été précieuse.

« Abysse », le premier morceau, est rapide on sent une certaine excitation du départ. En revanche « Le Lac » semble être comme un retour au calme, on s’imagine à votre place sur une mer d’huile. La chronologie de votre voyage a-t-elle quelque chose à voir avec la progression de l’album ?

Quand nous avons atteint la latitude 60° Nord 43’, on a reçu l’ordre de faire demi tour. Cela a donné à l’album son titre car c’est sur le chemin du retour que j’ai commencé à composer. Le tracklisting s’est construit à ce moment là, assez naturellement. Je crois qu’on peut dire que « Le Lac » est une sorte de retour au calme qui coïncide avec la fin de mon voyage. Mais il y a dans le titre quelque chose de grinçant. Cela est du au fait que je suis parti avec mes inquiétudes, en me disant qu’en cas de difficultés, la musique pourrait être comme un refuge. Quand on écoute ce morceau on est comme dans une bulle, alors que dehors la pêche bat son plein. Je vois un peu ce morceau comme une sorte de messe macabre.

Avec la musique que vous avez composé,  avez-vous réussi à apprivoiser et vous approprier la mer du Nord ?

Non, c’est impossible d’apprivoiser la mer. J’ai essayé de faire de mon mieux, en travaillant beaucoup. Il y a eu des moments de doute où je n’allais pas bien, mes proches, la terre ferme me manquaient. Mais j’ai fait avec les moyens du bord.

Est-ce qu’on peut dire que votre album rend compte d’un univers propre à la mer du Nord, ou c’est plutôt elle qui a nourri votre univers musical déjà établi. Votre pêche au son était-elle plutôt une fin ou un moyen ?

Je suis parti avec un dogme artistique très précis qui était d’embarquer avec mes pattes blanches sans savoir du tout ce que j’allais faire avec mes instruments et je m’étais promis de ne rajouter aucune note à mon retour. Tout a été fait sur le bateau, en situation, et selon l’inspiration du moment. Il n’y avait rien de préétabli, je ne savais pas où j’allais mais j’ai vraiment produit au maximum de mes possibilités. J’ai composé trente morceaux et je n’en ai gardé que dix pour l’album. « Metarea » et « 8ZL 40 » ont été créés à partir d’un son enregistré. « Metarea » à partir du son du vent, « 8ZL 40 », de celui du moteur du Joseph Roty, qui donne le nom au morceau. En revanche dans « Le Jardin » ou encore « Hébrides », c’est la musique qui a appelé la composition et les sons enregistrés ont plutôt été des ornements. Il y a donc les deux processus conjointement liés.

Votre album va de pair avec un journal de bord très fourni en photographies. De quelle façon avez-vous senti que ce voyage avait aussi besoin d’être retranscrit de manière visuelle, littéraire ?

C’était la seule chose que je savais avant de partir, je ne voulais surtout pas que ce projet se finalise par un album basique. 60° Nord 43’ devait nécessairement s’accompagner de quelque chose de complémentaire, pour aller au plus près des émotions, de l’univers dans lequel je me suis trouvé. Je me suis donc imposé de tenir un journal de bord. Une fois revenu à terre je me suis mis à collaborer avec une agence graphique. Tout au long de notre travail il a fallu créer des passerelles entre le livre et la musique pour créer cet ouvrage hybride.

Dans votre journal de bord vous rendez très bien compte de la difficulté de la vie en mer, d’un certain essoufflement psychologique et physique, quelle place prend l’expérience humaine dans votre musique ?

Elle prend une place fondamentale. La manière dont j’ai fait ce travail en situation ne permet pas de recul, d’intellectualisation de son processus. Les humeurs ont eu une incidence évidente sur ma composition, c’est pour cette raison que cet album est très hétéroclite. Il y a des choses très calmes, d’autres beaucoup plus anxiogènes, des éléments très techno-électroniques, d’autres beaucoup plus aériens. On navigue un peu au milieu des émotions vécues au cours de cette expérience complètement nouvelle et inédite qu’ont été ces 34 jours passés en mer.

Après une telle expérience vous revoyez-vous composer en studio ? Quels sont vos projets pour la suite ?

Evidemment, je continue à composer en studio, c’est mon travail de tous les jours. Mais depuis mon retour, j’ai l’obsession de repartir pour une nouvelle aventure mêlant une expérience de vie et une création in situ.

Envisageriez-vous de retenter cette expérience marine ?

Non, je n’ai pas envie de me coller une étiquette de musicien marin même s’il y a encore beaucoup de choses à explorer de ce côté là. Je ne peux pas en dire plus pour le moment mais je suis en train de mettre un projet de ce type dans l’élément aérien. Affaire à suivre…

Vous avez composé trente morceaux sur le Joseph Roty, les vingt autres ont donc été sacrifiés ?

Non, ils n’ont pas été sacrifiés, mais l’album fait quand même soixante quatorze minutes. Il y avait une évidente contrainte matérielle, mais avec ces dix morceaux j’ai réellement l’impression d’avoir touché à toutes les émotions. Ils constituent un panel assez réaliste par rapport à ce que j’ai vécu. Avec cet album, j’invite l’auditeur à vivre cette expérience en passant par des moments plus ou moins difficiles, dans un labyrinthe en pleine mer qui laisse une grande place à l’interprétation. J’ai souvent mis de côté le musical. Les morceaux constituent plutôt des plages sonores qui délimitent un contour. J’offre un espace plus qu’une musique à fredonner.

Pourrions nous avoir la chance un jour de les entendre ?

Dans l’idée non. En fait je n’ai pas réécouté tous les jets que j’ai fait. Peut-être faudrait-il que je les retravaille, que je fasse une seconde lecture de cette aventure. Mais certains jours n’étaient pas très inspirants et il n’y pas que des choses géniales dans les vingt morceaux qui restent. En ce moment je suis plutôt focalisé sur la sortie de l’album et le live qui approche.

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