SOCIÉTÉ

La mort du Roi Abdallah et la transition : l’équilibre dans l’instabilité fratricide

Vendredi 23 janvier, les dépêches font biper les smartphones : « le Roi Abdallah d’Arabie Saoudite est décédé à l’âge de 90 ans. Son successeur est son demi-frère, le nouveau Roi Salman, 79 ans ».

Une royauté complexe

La transition n’est de fait pas évidente dans cette royauté moderne, entrant dans sa 62ième année d’existence. Nos livres d’histoire nous enseignent généralement les difficultés du système de succession par la primogéniture mâle. En Arabie Saoudite, le système est adelphique. Attention, ça se complique. Le pouvoir se transmet horizontalement, sur une génération, c’est-à-dire qu’à la mort d’un roi, son frère prend sa suite. Or, les rois intronisés sont jusqu’à présent issus de la cinquantaine de fils d’Abdel Aziz al-Saoud. A ce jour, Salman est le 7ème. Tous les fils ne peuvent y prétendre. La loi suggèrerait que le pouvoir revienne au « plus apte » des fils ou petits-fils. Le choix se fait autour d’un équilibre complexe entre âge, compétences pour la gouvernance et soutien des membres du clan. Oui, les transitions générationnelles sont synonymes d’affrontements factionnels, des fratricides en quelque sorte.

Le roi Salman est jugé « réformateur prudent », une sorte d’arbitre dans cette famille comptant près de 4000 princes descendants du roi Abdel Aziz. Cette famille royale immense a un train de vie faramineux, vivant des largesses pétrolières. Salman a fait le tri, en mettant en prison les princes ayant commis des écarts trop visibles. Mais il appartient à une faction – les Soudeyris – concurrente aux Saoud, celle d’Abdallah. Vous suivez toujours ? A peine intronisé, il donne de l’importance à son clan en supprimant les institutions aux mains des Saouds : il a évincé du gouvernement deux fils de son prédécesseur. Respectant la volonté du défunt, le prince héritier est Muqrin ; il nomme cependant Mohamed Ben Nayef Al-Saoud, vice-héritier. Ce dernier est son fils, également ministre de l’intérieur. A 34ans, il sera le premier roi comme petit-fils d’Abdel Aziz. Les tensions fratricides sont existentielles pour le régime : il est évident que ce mode de succession n’est pas vivable dans une famille si nombreuse. La question est : quelle faction sera la première à imposer une succession patrilinéaire, éliminant les autres ? Cette recomposition du pouvoir semble attribuer le monopole du pouvoir aux Soudeyris, Muqrim étant très isolé dans les factions fraternelles. Mais les Saoudiens n’ont pas toujours été les rois du pétrole : ce royaume est assimilé selon M le Magazine du Monde à une « nation entreprise », au dogme wahhabite.

Le wahhâbisme, késako ?

L’Arabie Saoudite est la principale puissance régionale sunnite. Ce courant majoritaire de l’islam se base grosso modo sur la sunna, l’enseignement fidèle des faits et gestes de Mahomet, pris comme exemple et modèle. L’application de la charia y est la plus stricte au monde. Pour devenir juge en affaires pénales et civiles, les aspirants candidats suivent des cours de sciences de l’islam, dans sa forme sunnite et rigoriste : le wahhabisme. L’islam y est ramené à sa forme originelle, dans une interprétation littérale du Coran et des écritures. Lors de son premier discours, le roi Salman s’est exprimé ainsi : « Nous resterons avec la force de dieu sur le droit chemin que le roi a suivi depuis sa création ». L’alliance entre pouvoirs politique et religieux accorde une large marge de manœuvre aux princes gouvernants par rapport aux oulemans, guides religieux. Ceux-ci n’ont pas eu leur mot à dire lors de l’appel aux Américains suite aux pressions du Moyen Orient. Cependant, les Saouds ont dû accorder des concessions aux réactionnaires religieux. Une police religieuse est aux mains des oulemans, appliquant la charia, indépendante du pouvoir politique.

La réduction des libertés fondamentales a entraîné cette vague de ré-islamisation. La réaction des princes saoudiens face aux djihadistes est sous tension : les djihadistes sont également sunnites, rejetant ce régime qu’ils estiment corrompu par leurs alliances, surtout américaines. Oussama Ben Laden était saoudien, avant d’être déchu de sa nationalité. S’ils ont interdit récemment une vingtaine de partis salafistes et islamistes, ils intègrent pèle-mêle à ces  « terroristes » Al-Qaïda, les Frères musulmans et les athées…

Mais la charia s’applique à tous les aspects de la vie des Saoudiens, à la fois politique, économique, social, culturel, médiatique… Décrété « blogueur irrévérencieux », Raef Badaoui a été condamné à dix ans de prison et 1000 coups de fouet pour menace à l’islam. Une décennie plus tôt, un saoudien pouvait s’exprimer sur des questions sacrées : les condamnations se sont aggravés depuis le printemps arabe, tant le royaume craint la contestation. Les sévices attentant aux Droits de l’Homme sont nombreux : des sentences valant pour amputations, lapidations et décapitations sont régulièrement prononcées. D’après l’AFP, le nombre de condamnés à mort exécutés s’est encore accru en 2014 : 87, soit 9 de plus qu’en 2013, le plus souvent décapités au sabre. Concernant les femmes, leurs revendications pour la conduite au volant ont été largement reprises dans la presse occidentale. Ce que l’on sait moins, de ce côté-ci de la Méditerranée, c’est qu’elles bénéficient d’un bon accès à l’éducation et fréquentent en grand nombre les universités. Cependant, les proportions paritaires sur les bancs des facultés ne se retrouvent pas dans le monde du travail. Et leurs vies demeurent strictement encadrées par la loi islamique, réduisant invariablement leurs perspectives aussi bien professionnelles que familiales. Classée au 130ème rang concernant l’égalité des sexes, l’Arabie Saoudite impose à ses femmes la mise sous tutelle pour toute décision, que ce soit pour travailler, se marier, se faire ausculter par un médecin, pour voyager…

Un pays encerclé par la menace

Comme l’illustre très bien cette carte du Monde, au-delà des considérations religieuses, ce pays qui occupe la majeure partie de la péninsule arabique est au cœur d’une constellation de pays pétroliers et des problèmes moyen-orientaux. Cette région profondément instable n’empêche pas des perturbations en interne. Ce pays compte 30 millions d’habitants et le chômage s’élève à 25 %. Les inégalités sont incomparables entre le peuple saoudien et les princes, souvent formés aux Etats-Unis. Les futurs gouvernants semblent ainsi peu concernés par les contradictions internes. Même si les chantiers publics sont de plus en plus confiés à des entreprises saoudiennes et que les investissements dans les infrastructures sont croissants, ces solutions seront insuffisantes quand la rente pétrolière ne pourra plus acheter la paix sociale. Les enjeux régionaux font de l’Arabie Saoudite un pays encerclé par la menace, les Iraniens gagnent sur tous les plans. La transition géopolitique se fait essentiellement sur les réserves en dollars et en pétrole.

L’aspiration à un rôle géopolitique croissant : le contrôle de l’image

Cette disparition a entrainé nombre de réactions diverses, de François Hollande bien entendu, mais plus surprenant, également du chef de la diplomatie de l’Iran. Les États-Unis ont salué un « homme courageux », un partenaire précieux et même, des mots de John Kerry, regretté la perte d’un « ami ».

A la tête du FMI, Christine Lagarde a honoré « la façon très discrète » des réformes, de ce « fervent défenseur des droits des femmes », elle a été singée de la meilleure façon par Sophia Aram sur France Inter.

40 jours de deuil national ont été décrétés au Bahreïn, 7 en Égypte, 3 en Tunisie et au Liban. Ces réactions en cascade témoignent d’un poids croissant de l’Arabie Saoudite sur l’échiquier politique international : à la fois membre du G20 et pilier de l’OPEP, c’est un allié privilégié des Etats-Unis depuis le pacte de 1946 ou dit de Quincy signé par Roosevelt et la compagnie nationale, Al Saoud Inc.

La défense américaine contre le pétrole saoudien.

Depuis que les Etats-Unis se sont tournés vers l’exploitation du gaz de schiste, les saoudiens s’emploient à faire chuter le prix du baril de pétrole afin de maintenir à tout prix leurs parts de marché contre ce nouveau concurrent, américain : des plateformes américaines fonctionnent ainsi à perte, leurs prix étant trop élevés contre ceux du pétrole saoudien. Cette vente à bas coûts cassant le marché américain leur est possible grâce à leurs importantes réserves en dollars. L’Arabie Saoudite souhaite gagner de l’importance en matière de politique internationale, c’est indéniable. Mais les Occidentaux ne seront prêts à les considérer de la sorte, qu’une fois les réformes sociales amorcées et le maintien d’une position claire face au djihadisme. Pays très sensible à l’image qu’il véhicule, on peut parier que les futurs rois saoudiens sauront manier les réseaux sociaux dans le sens d’une royauté moderne et progressiste.

Sudiste exilée à Paris, Mazienne #fromthebeginning. Droguée à l'actu, le plus souvent par seringue radiophonique.

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