Le 4 novembre 1838, Henri Beyle, plus connu sous le nom de Stendhal, s’enferme dans son appartement parisien de la rue Caumartin. Cinquante-trois jours durant, il dicte à son secrétaire un roman fleuve dans lequel il plonge avec passion : La Chartreuse de Parme. Un chef-d’œuvre naît, non seulement parce qu’écrire une fresque complexe et profonde en moins de deux mois relève du génie mais aussi parce qu’elle est le reflet sublime de l’âme à la fois frustrée et exaltée de son auteur. Stendhal, c’est l’écrivain du Mal du siècle, celui d’une génération de jeunes français qui, comme lui, s’étaient rangés derrière Napoléon, l’incarnation épique du Moi et de la liberté. Lors de sa chute, voyant le retour des idées réactionnaires au pouvoir, ces jeunes français deviennent moroses et mélancoliques. Fabrice Del Dongo, personnage principal de l’intrigue, est une incarnation de cette rupture entre l’homme et son époque. Il passe le long du roman à « chasser le bonheur ». Mais comment peut-on être heureux dans un monde qui ne nous comprend pas ? C’est là tout le propos du livre.
Romantisme oblige, Stendhal sacralise l’individu. Tout dans La Chartreuse de Parme, des péripéties au destin des personnages secondaires, est influencé par le protagoniste. Fabrice, centre de gravité de l’intrigue, est aussi l’alter-ego de son créateur et donne, par sa personnalité et ses choix, les clefs pour comprendre l’esprit Stendhalien.
Le récit se met en marche avec de très belles pages, plus historiques que littéraires, sur la campagne des armées de la Première République, menées par le général Bonaparte en territoire italien pour le libérer du joug de l’Autriche. Stendhal y décrit avec fascination cette Italie qui, anesthésiée depuis des siècles par la monarchie, prend dans un élan d’euphorie conscience de son existence, réveillée par un vent de liberté venu de France. La marquise Del Dongo, épouse d’un aristocrate acariâtre ultra-monarchiste, succombe à l’allégresse populaire et s’éprend de l’officier français qu’elle héberge. De cet amour éphémère naît Fabrice. Les mois passent, les armées autrichiennes regagnent du terrain et l’Italie reprend son hibernation. Fabrice, que tous pensent légitime, reçoit sous la tutelle de son prétendu père une éducation stricte et conservatrice. Premier clivage. Comment un enfant conçu avec passion dans le terreau de la liberté, peut-il se conformer à cette vie qu’on lui impose ? C’est la question que pose Stendhal. La condition de Fabrice fait d’ailleurs directement écho à l’enfance de l’auteur, passée entre un père tyrannique et détestable et un précepteur religieux et étroit d’esprit. Mais le jeune Italien rejette en bloc ces valeurs ; il est indépendant, rêveur et solitaire. Pétri d’illusions, il se prend d’une admiration folle pour Napoléon et lorsque les journaux annoncent son retour fracassant de l’île d’Elbe, il n’hésite pas une seconde pour le rejoindre.
Du Stendhal rebelle nous passons alors au Stendhal guerrier. Car Henri Beyle n’est pas de ces auteurs qui ont tout lu mais rien vu : lui a participé aux guerres napoléoniennes. Il a connu la boue, le sang et les larmes. L’arrivée du personnage principal au camp de la Grande Armée est une première désillusion : les soldats trouvent son entrain exagéré et le prennent pour un espion ; il est emprisonné. Fabrice, que l’auteur appelle avec une ironie amusée « notre héros », sombre dans un profond désarroi mais finit par persuader son geôlier de sa bonne foi. Vient alors la scène la plus célèbre du roman, la bataille de Waterloo. Ce passage, Balzac a dit lui-même qu’il le jalousait et Tolstoï affirme s’en être grandement inspiré pour ses descriptions guerrières. Et pour cause : il dénonce avec beaucoup de finesse les horreurs de la guerre. Exit les cris, la violence et le sang et place à un champ de bataille brumeux où personne ne sait où il est et vers quoi il se dirige ; place à la mort, froide et invisible, qui renverse en un instant. C’est au milieu de cette anarchie glaciale que Fabrice, qui entre temps s’est déguisé en hussard et erre sur la plaine de Waterloo, se demande : « Mais est-ce cela une vraie bataille ? ».
Les déceptions ne s’arrêtent pas là puisque la bataille est perdue et qu’il faut fuir. Là c’est la débâcle, la belle armée de l’Empereur n’est plus qu’un groupe de misérables maraudeurs. Fabrice, qui était sorti indemne du combat, est blessé par un soldat français. L’auteur met ainsi en avant le cynisme de la guerre : la mort peut venir de toute part, même de la main d’un camarade. S’il admire Napoléon, Stendhal est donc un grognard déçu.
Malgré la maladie et la misère, « notre héros » parvient à rejoindre sa terre natale et le retour est douloureux. Pendant toute une partie du roman, dont nous vous passons les péripéties pour laisser intact le plaisir de votre lecture, Fabrice vit dans la crainte et la langueur. Les autorités le surveillent, le pensent « jacobin » en raison de son voyage en France. Il doit mentir, porter un masque. De plus, en bon personnage romantique, il éprouve la frustration permanente de ne pouvoir aimer. Il multiplie les conquêtes mais en vain, son absolutisme l’étouffe. Les circonstances le forcent à se battre et à tuer un rival jaloux sur le sol du Royaume de Parme, où se déroule la majeur partie du roman. Une faction du pouvoir parmesan (ne rigolez pas) saisit l’occasion de ce duel pour emprisonner Fabrice et ainsi nuire à la réputation de sa tante Gina, qui joue un rôle politique important dans la ville.
On mène le condamné dans la tour Farnèse, lieu phare du roman, et là, malgré l’enfermement et le risque perpétuel qu’on l’empoisonne (les ennemis de sa tante essaient de se débarrasser du neveu), Fabrice est heureux. C’est dans ce long passage qu’éclate la beauté du personnage principal et du roman. Le style de l’auteur, unique en son genre, y apparaît dans toute sa splendeur : les phrases s’enchaînent au fil de la plume, avec une grande musicalité, et si certaines répétitions sont à déplorer c’est qu’exalté par son intrigue, il n’a pas voulu casser le naturel.
La fille du chef de la prison, Clélia, croise un jour le regard du jeune homme et tombe amoureuse de sa prestance et de son indifférence supérieure. Lui, de son côté, vit dans l’allégresse la plus totale ; enfin il aime ! Les deux amants se voient une fois par jour : Fabrice se place à la fenêtre de sa cellule qui donne sur la volière de Clélia et l’aperçoit qui lui fait des signes discrets. Stendhal nous offre alors des scènes splendides. Quoi de plus beau, chers lecteurs, que cette fille éperdue qui accourt au crépuscule sur la volière, s’installe sur le piano qui s’y trouve et chante une mélodie dont les paroles avertissent son prisonnier qu’on va empoisonner sa nourriture ? Le paradoxe est de taille : Fabrice, qui pensait trouver un sens à la vie en respirant à pleins poumons le grand air de la liberté trouve l’harmonie les chaînes aux pieds. Le héros, enchaîné et menacé, trouve le bonheur car on empêche son esprit insaisissable de vagabonder, sa cellule le centre sur lui-même et apaise le chaos romantique qui règne en lui. On comprend ainsi pourquoi il vit son évasion comme un arrachem… Stop. N’en disons pas trop.
Mais outre son aspect purement littéraire, l’œuvre a une dimension politique et historique importante. Stendhal ne se contente pas de narrer les tribulations de son alter-ego ; La Chartreuse de Parme est aussi pour lui l’occasion d’exprimer, à travers le microcosme de la cour de Parme, son dégoût à l’égard d’une ancienne Europe conservatrice.
La prison de Fabrice, la tour Farnèse, est une métaphore de ce monde que fustige l’auteur. Ses grosses pierres carrées et sa taille imposante contrastent clairement avec le charme et la grâce du paysage italien, si cher à Stendhal. Elle est le symbole de l’immobilisme, de l’autorité absolue des rois et aussi de leur paranoïa. Car le romancier n’épargne personne et surtout pas le pouvoir, incarné dans le roman par le prince de Parme, un véritable bouffon de la Commedia dell’arte. Voilà un monarque ridicule, effrayé à tel point par les idées libérales qu’il se réveille la nuit et appelle sa garde au secours, persuadé que d’immondes jacobins veulent lui ôter la vie, alors que le palais est impénétrable. Cette peur du jacobin, du révolutionnaire, est récurrente chez la cour Parmesane et à chaque page le lecteur sent planer sur la société italienne le spectre de l’Autriche monarchique.
Les courtisans eux aussi en prennent pour leur grade. Ils sont décrits comme une « race comique » de girouettes qui calque son opinion sur l’aristocrate le plus en vue du moment, comme des êtres cupides et mielleux. Rassi, ministre du prince et ennemi de Fabrice, en est la représentation parfaite. C’est un lâche qui agit dans l’ombre, un hypocrite doublé d’un arriviste qui n’hésite pas à trahir ses supérieurs pour gagner des galons. Sa quête forcenée d’un anoblissement est l’occasion pour Stendhal d’user de son humour cinglant. Ce dernier brosse également le tableau d’une société où la femme, même si elle a un rang d’importance, est sous-considérée. Le personnage de Gina, la tante de Fabrice on le rappelle, vient, lors de son arrivée à Parme, chambouler l’ordre établi et le conformisme de la cour. Son charme, son intelligence et son audace font vite d’elle une personnalité à la fois crainte, admirée et détestée. Gina, femme moderne, est un pied de nez du romancier adressé à l’Europe archaïque.
Chef-d’oeuvre de spontanéité et d’ingéniosité, ce roman ouvre donc au lecteur l’âme de son auteur ; une âme de grognard romantique, éprise de liberté et de progrès. Stendhal nous fait cependant entrevoir à travers Fabrice Del Dongo toute la complexité de cette jeunesse prisonnière de son époque, qui aspire au bonheur absolu sans vraiment le comprendre. Un récit initiatique, une fresque sur l’Italie du XIXème, une réflexion autobiographique, un roman d’aventure ? La Chartreuse de Parme est tout à la fois et on aime ça. Alors n’ayez pas peur de ses six-cent pages et de son style réputé maladroit ; lisez-la, elle vous le revaudra.