Si l’on vous dit « Voyage »… Que vous évoque ce mot ? Quelle image émerge dans votre esprit ? Une île paradisiaque au milieu d’un océan d’azur avec de longues plages de sable chaud qui n’attendent que vous… Un périple au milieu des grandes steppes désertiques où paissent quelques bovins à l’allure décharnée… Ou encore une aventure palpitante en pirogue au cœur de la forêt amazonienne… Avec Tristes Tropiques, préparez-vous à être surpris.
Bien sûr, le voyage est un thème récurrent de la littérature. Des romans d’aventure au voyage initiatique, en passant par les carnets de route… on ne peut y échapper. D’ailleurs, la lecture en elle-même nous fait voyager bien plus qu’il n’y paraît. Notre imagination est sans doute le meilleur moyen de transport jamais inventé, et la littérature en est le guide, l’agence de voyages.
Seulement, l’intérêt du voyage, c’est ce que l’on en retire, ce que l’on s’approprie et ce qui nous distingue de la personne que l’on était avant le départ. Dans Tristes Tropiques, Claude Lévi-Strauss décortique la façon dont ses contemporains voient le voyage. Une recherche d’exotisme, une sorte de blason d’aventurier que l’on arbore au retour d’un périple et qui couvre de gloire. Et il apparaît que cette vision est encore très actuelle. Les nombreuses photos de vacances paradisiaques à l’autre bout du monde sur Facebook le montrent bien. On se vante de son aventure. On en rajoute. On se croit supérieur. Or, n’est-ce pas étrange qu’un simple changement de latitude et longitude devienne un tel marqueur social ? En particulier si le voyageur lui-même n’en a pas tiré un quelconque enrichissement personnel ? Proust déclarait « Le véritable voyage de découverte ne consiste pas à chercher de nouveaux paysages, mais à avoir de nouveaux yeux. » C’est aussi ce qu’affirme Lévi-Strauss lorsqu’il s’oppose à la société et à sa façon de voir le voyage. Il écrit : « Vis-à-vis des résultats que l’on voudrait appeler rationnels de ces aventures, la société affiche une indifférence totale. Il ne s’agit ni de découverte scientifique, ni d’enrichissement poétique et littéraire, les témoignages étant le plus souvent d’une pauvreté choquante. C’est le fait de la tentative qui compte, et non pas son objet. » Le voyage doit se faire en nous, ou il n’a pas d’intérêt.
Il critique également cela en commençant son livre par ces mots : « Je hais les voyages, et les explorateurs ». Cette expression peut sembler paradoxale, on vous l’accorde. Car Tristes Tropiques est un récit qui relate ses aventures au Brésil auprès des Indiens de l’Amazonie. Mais c’est aussi une description presque philosophique du voyage. Claude Lévi-Strauss entreprend une sorte de recherche de lui-même à travers son avancée dans l’inconnu géographique. Et dans une sorte de vision déterministe, l’épopée de l’auteur le mène à la découverte de l’ethnologie. Comme si c’était son destin. Comme si c’était inévitable.
Mais Lévi-Strauss n’en reste pas là. Dans ce livre, il entend montrer l’essence d’un véritable voyage. Il le fait grâce aux résultats scientifiques de ses recherches brésiliennes, mais aussi grâce à ses impressions sensibles. Ces dernières se traduisent par l’écriture et par la poésie. Ainsi, on peut lire de nombreuses descriptions qui se révèlent délicieuses. Grâce au livre, on vit l’instant vécu par l’auteur…et on voyage ! Lorsque Lévi-Strauss écrit « Cet amas confus qui masquait le soleil se détachait en teintes sombres avec de rares éclats, sauf vers le haut où s’envolaient des flammèches. Plus haut encore dans le ciel, des diaprures blondes se dénouaient en sinuosités nonchalantes qui semblaient sans matière et d’une texture purement lumineuse », on voit se coucher le soleil à travers ses yeux. En cela, Tristes tropiques est une œuvre littéraire, et n’est pas juste un écrit scientifique ordinaire. On sort changé de ce voyage de papier, et ça fait du bien.