Alors que le mot « islamophobie » empeste le débat public et que l’infadah (de l’arabe « soulèvement ») touche autant ceux qui s’attaquent aux musulmans que ceux qui les défendent – et se défendent, Adberrahmane Sissako accomplit la gageure de montrer dans son dernier film toute la beauté d’une culture menacée par les extrémismes. Un film sur la liberté, coûte que coûte.
Poursuivie par un 4×4, une gazelle s’enfuit à travers les dunes du Sahara. Des coups de feu retentissent. « Fatiguez-là ! » ordonnent ses poursuivants : l’animal doit être capturé vivant. Ainsi commence Timbuktu, le film du réalisateur mauritanien. L’intrigue a pour cadre le Mali de 2012, celui dont des djihadistes de toutes nationalités ont pris le pouvoir par la force et dans lequel on peut mourir pour avoir joué au football. Tombouctou est devenue une ville fantôme alors que les troupes armées (on peut lire « police islamiste » sur leurs gilets pare-balles) sillonnent les rues ocres et poussiéreuses.

Timbuktu – Le Pacte
À côté de ce désert humain, étrange paradoxe, le désert réel semble une oasis de paix. Protégés par des mers de sable, quelques éleveurs de bêtes vivent paisiblement dans leurs tentes respectives. C’est le cas de Kidane, mari de Satima et père de Toya, douze ans. Il possède un cheptel de huit vaches, dont prend régulièrement soin Issan, un orphelin débrouillard. Parmi elles, GPS, la préférée de son maître qui tient son drôle de nom de sa faculté à guider ses congénères. Alors que les actes de répression des extrémistes rendent invivable le quotidien des habitants de Tombouctou, un événement fait basculer la vie de Kidane et sa famille. Justice(s) – celle des hommes et celle de dieu – seront faites.
En entrelaçant deux intrigues, qu’on peut polariser entre désert et ville, histoire singulière et histoire collective, Sissako décrit la montée des extrémismes religieux comme un fait total touchant tout et tout le monde. Le film aurait pu être une froide démonstration de l’absurdité d’une guerre intestine ; au contraire, Timbuktu a su s’épanouir en incarnant les tensions idéologiques dans des héros faits de chair et de sang. Et de croyances. D’ailleurs, ce n’est pas l’absence de croyance que poursuivent les djihadistes, mais la pluralité des pratiques, une diversité apparemment trop dangereuse.
En héros tragiques, quelques âmes rebelles résistent. Beaucoup sont écrasés, les femmes restant les grandes victimes. Une jeune fille est arrêtée pour avoir téléphoné dans la rue. « À qui tu parles ? » lui demande avec agressivité l’un de ses détracteurs. Quand elle répond que c’est à son frère, ils ne la croient pas et l’embarquent. Un groupe d’amis célèbre la grandeur d’Allah en musique, dans le secret d’un salon. Émerge alors la magnifique voix de l’une des deux femmes présentes, petit rappel de Bamako, le précédent film de Sissako. Un moment de grâce, qui sera interrompu par une brigade du Djihad : il est interdit de chanter, même à la gloire de dieu. Mais ceux qui respectent à la lettre les invectives des extrémistes ne sont pas mieux lotis. Tel en est d’une jeune femme mariée de force à l’un de ces élus de dieu, pour avoir été voilée de cap en pied. « Une musulmane comme il se doit ».
Ces hommes de dieu ne sont pourtant pas sans contradictions. Abdelkrim fume et convoite Satima, une femme mariée ; les forces armées interdisent ce football qu’ils adorent et dont ils parlent à longueur d’après-midi ; le juge compatit mais ne se résout pas à la clémence. Si l’on s’en tenait à cela, Timbuktu ne serait pas loin du portrait complaisant, montrant la fragilité de ces hommes qui ont voulu s’approcher du divin et ont échoué, inévitablement.
Cependant, le regard critique de Sissako tombe sur leurs têtes comme un couperet en une scène terrible, qui arrive tardivement dans le film : un couple adultérin est ensablé puis lapidé. Les bourreaux, nombreux, ne sont pas montrés. Seules les pierres entourant les têtes ensanglantées et sans vie font office de réquisitoire. Pour le spectateur, la sentence est sans appel.
Mais Timbuktu est avant tout un film d’une grande beauté. Grâce à son format panoramique, les paysages arides de l’Afrique de l’Ouest se déploient, océans de sable et de poussière. Ici et là, un point d’eau dans lequel se reflète le soleil et les corps immergés. Et puis le silence du temps qui passe, dérangé seulement par le bruit du vent dans les dunes. Cette image d’une Afrique immémoriale est rattrapée par la réalité de l’ère numérique, où le téléphone portable est plus accessible que l’eau potable. Une Afrique qui s’émancipe des clichés européens, parce que vue de l’intérieur ; une Afrique que l’on voit trop peu sur nos écrans. Une Afrique encore, qui n’a pas une mais des identités, incarnées dans une variété de dialectes.
Et puis il y a les persistances d’une culture ancestrale dans laquelle l’animisme et la sorcellerie sont de mise. Une femme incarne cette tradition, moitié magicienne moitié princesse, vêtue de haillons, de grelots et d’une grandiose robe à traîne multicolore. Peut-être folle aussi, avec son coq apprivoisé sur l’épaule. Mais qui ne le serait pas à sa place ?