Le 9 décembre dernier, le Sénat américain a publié son rapport abrégé (moins de 10 % des pages rendues publiques) sur les activités de la CIA après l’attentat terroriste du 11 septembre 2001. Relayé par tous les médias internationaux, le document a révélé les dessous d’une torture largement condamnée par le droit international et par les droits de l’Homme. Alors que la loi pénale française condamne les actes de terrorisme en établissant un régime procédural d’exception et en élevant les peines privatives de liberté à un degré supérieur, elle condamne tout acte de torture tel qu’il est formellement écrit dans les textes nationaux et internationaux. Les Etats-Unis, se revendiquant un grand pays des droits de l’Homme, a t-il le droit d’usage d’une politique de torture en cas d’actes terroristes ? Les délinquants ont-il toujours en eux leurs droits fondamentaux ? Une démocratie peut-elle légitimer de tels actes ? Il semble que la position des Nations Unies et des protecteurs des droits de l’Homme en soit toute autre.
Une torture infamante ne donnant aucune réponse concrète
Le rapport publié présentait 565 longues pages de procédures d’interrogation de suspects après l’attaque du 11 septembre 2001. Le directeur actuel de l’agence de sécurité américaine, John Brennan, a lui-même jugé certaines méthodes “répugnantes” et “hors limites”.
Si on analyse certains passages de ce document, on remarque que certains prisonniers étaient détenus dans des conditions de stress et que, à pas moins de 310 reprises, ils pouvaient être attachés pendant plusieurs jours dans des postures insoutenables. On constate aussi des tentatives de noyade simulée, des douches froides, des coups violents avec ou sans objet, des abus physiques ou même des “introductions rectales”. Selon les expressions formulées, un détenu haut placé d’Al Qaïda a “alors été soumis contre sa volonté à une alimentation et une hydratation rectale impliquant deux bouteilles de Ensure” (Boisson énergétique). Autre exemple et pas des moindres : “la CIA a conduit plusieurs de ses détenus à croire qu’ils ne pourraient jamais quitter leur lieu de détention en vie, suggérant à un détenu qu’il ne quitterait ce lieu que dans une boîte en forme de cercueil”.
Ces moyens de torture extrêmes sont largement condamnés et pourtant, il n’y a aucun doute sur le fait que les hauts responsables de la sécurité américaine étaient au courant des agissements infamants.
En effet, le rapport montre que la torture n’a jamais fonctionné. Elle est inefficace sur le plan du renseignement. Au regard du texte, les détenus ont souvent fourni de fausses informations sur lesquelles les Etats-Unis ont cru bon de se baser pour établir certaines mesures politiques et militaires. “Pendant cette période, KSM (détenu) a inventé des informations sur un individu qu’il a décrit comme le protecteur des enfants. Cette information a entraîné la capture et la détention de deux innocents”. On peut aussi lire que la CIA a osé divulguer de faux renseignements pour un discours de Georges Bush donnant “le sentiment que des renseignements capitaux pour la sécurité nationale avaient été obtenus par des méthodes brutales alors que ce n’était pas le cas”.
Qu’en est-il des procédures légales en cas d’actes terroristes ? Des mesures exceptionnelles peuvent-elles être prises au point de priver de dignité des personnes humaines ? Les droits fondamentaux et les libertés individuelles des terroristes peuvent-ils être bafoués en cas d’extrême nécessité étatique ?
La condamnation de la torture par le droit international n’empêche pas la double déshumanisation
En droit international, l’interdiction de la torture et des autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants est absolue. Elle est considérée comme une norme impérative en ce sens que cette règle s’applique à tous les Etats sans exception et qu’il ne peut pas être dérogé, et ce, même en cas de danger exceptionnel menaçant l’existence de la nation. En aucun cas cette interdiction ne doit être outrepassée devant un acte terroriste ou un individu qui mettrait en péril le maintien de l’ordre public d’un Etat.
L’article 2 de la Convention contre la torture, entrée en vigueur en 1987, indique que tout Etat a le devoir d’interdire quelque acte de torture qu’il soit, même lorsque le péril de la nation est en jeu.
Les démocraties peuvent-elles alors faire des exceptions ? Au premier abord, on serait tenté de dire que la CIA a conscience de ses actes et donc la légitimation de la torture peut alors être avérée. Cependant, la fin ne justifie jamais les moyens. Obama a raison de rappeler que “le caractère de notre pays doit être jaugé non pas à ce que nous faisons quand les choses sont faciles mais à ce que nous faisons lorsqu’elles deviennent difficiles.” Ici, on peut rapidement constater que le pays fondateur des droits de l’Homme moderne viole ses propres lois et n’assume même pas ses propres actes. Prendre comme excuse l’urgence de la situation ne peut justifier un régime d’exception basé sur la peur et la revendication. C’est contradictoire de constater qu’une démocratie fait chez elle ce qu’elle condamne chez les autres.
Interviewé par Le Point le 15 décembre, le philosophe Michel Terestchenko a indiqué que “lorsque le premier détenu, Abu Zoubeydah, arrive dans un centre de détention secret à l’étranger, il dit immédiatement tout ce qu’il sait. La CIA le torture alors, non pas pour qu’il livre des informations, mais pour être sûr qu’il n’en cache aucune autre”.
La pénétration des actes terroristes sur le sol américain, soi-disant impénétrable, a développé chez les citoyens et membres de la CIA une inconscience haineuse envers ces individus qui ont vu leurs droits être bafoués sans pouvoir intervenir. Le développement d’une mentalité brutale et fatale a fait naître un oubli total des droits universels prévus à la Convention de Genève. Seule la volonté de réponse et d’indices sur le réseau terroriste a été prise en compte. On détruit l’état psychique du prisonnier pour être sûr qu’il ne cache rien, mais on ne pense à aucun moment à la moralité et de la pure fantaisie des actes commis. A ce stade, on peut parler de déshumanisation du détenu mais aussi de déshumanisation du tortionnaire.
Cela amène à s’interroger sur la condition du détenu : Est-il toujours garant de ses droits fondamentaux ? Peut-il toujours légitimement faire appel aux juridictions ?
Existe-il toujours un respect de la dignité de la personne humaine ?
Si on débute en évoquant les lois pénales de forme (procédures), tout détenu, même terroriste a droit aux garanties judiciaires, à la liberté et à la sécurité de sa personne et au droit à une procédure régulière. Par exemple, et comme le rappelle les Nations Unies dans un rapport sur la torture, “tout individu arrêté a le droit d’être traduit dans le plus court délai devant un juge et d’être jugé dans un délai raisonnable ou libéré”. Si on prend l’exemple cité, pourquoi garder, sans jugement, un terroriste s’il dit d’avoir déjà tout avoué ? Le Comité des droits de l’Homme a confirmé que ce droit doit être protégé à tout moment, y compris dans les situations d’urgence, “faisant ainsi valoir le rôle crucial des garanties de procédure pour assurer le respect de l’interdiction absolue de la torture”.
Ainsi, les Etats devraient permettre le contrôle régulier des centres de détention. Ici, la violation de cette règle juridique est facilement constatée.
Néanmoins, le terroriste ayant troublé l’ordre public étatique, verra ses libertés individuelles réduites mais en aucun cas ses droits fondamentaux annulés. La dignité de la personne humaine est une des règles juridiques les plus importantes dans une démocratie où la sécurité publique, la salubrité publique et la moralité publique sont censées demeurer. Y a-t-il une morale publique dans la torture ? Le droit international prétorien infirmerait cette problématique se posant dans l’affaire des tortures de la CIA.
Le comité contre la discrimination raciale n’a pas oublié de rappeler aux Etats de veiller à ce que les mesures prises dans le cadre de la lutte contre le terrorisme ne soient pas discriminatoires, par leur but ou par leurs effets. De plus, la Commission interaméricaine des droits de l’Homme affirme que “tout recours au profilage ou à une technique similaire par un Etat doit respecter strictement les principes internationaux de nécessité, de proportionnalité et de non-discrimination”. Il semblerait que tout contrôle de régulation judiciaire ait été transparent ou même absent. On en arrive même à se demander si ces actes infamants n’étaient pas consentis par certains hauts représentants de la sécurité américaine sous la présidence Bush.
Des recours et poursuites sont-ils envisageables ?
La mise en accusation de la CIA après les attentats du 11 septembre 2001 montre la volonté de l’institution de réprimer son manquement à la prévention des risques terroristes. Seulement, elle va s’éloigner quelque peu du système en essayant de dissimuler à chaque fois au Congrès et à l’exécutif les moyens d’interrogation. Comme nous l’avions évoqué plus haut, Georges W.Bush n’avait été mis au courant de ces tortures qu’en 2006.
Comme l’énonce Gilles Paris, correspondant du Monde à Washington, Barack Obama a essayé de se détacher des événements là où il aurait pu en tirer des bénéfices politiques et populaires. En 2009, une réunion avait été organisée à la Maison Blanche pour examiner toutes les possibilités d’examen de cette période noire pour la démocratie américaine. Obama avait finalement repoussé toutes les propositions qui lui avait été faites : établissement de commissions spéciales par exemple.
En outre, c’est le Sénat qui a pris l’initiative de se lancer dans cet examen du fait de son penchant démocrate après son basculement en 2006.
Ainsi, il n’y aura aucune conséquence politique pour Obama bien qu’il puisse redouter d’éventuelles conséquences judiciaires. Cependant, il y a fort à parier que peu de restrictions concrètes seront amenées autant sur l’exécutif que sur la CIA. En effet, les directeurs concernés à cette époque ne sont plus en fonction. Ainsi, la prescription de la peine ne vaut que pour une personne. L’importance de l’infraction empêche la loi de constituer une peine susceptible d’être purgée par autrui.
Cependant, ce rapport a la force de choquer le pays et de laisser une preuve écrite noir sur blanc. Il a donc une valeur d’exemplarité qui amènera à la fois l’exécutif à surveiller de plus près les activités de la CIA et de son armée, et à la fois au Congrès de jeter un oeil aux agissements de l’institution pour vérifier qu’elle applique strictement la loi pénale en vigueur.