LITTÉRATURE

Notre-Dame de Paris de Victor Hugo

Ils sont venus l’éveiller, ces premiers feux de l’an, avec leurs gerbes superbes lancées au hasard des ténèbres. Ils sont venus baigner l’œil unique du cyclope de pierre qui sommeillait depuis des siècles au cœur même de Paris. Ravivant la mémoire de cette bâtisse appelée Notre-Dame, ils ont été les premiers à entendre le murmure immémorial s’échappant des pierres même de l’édifice. De ce chuchotement est née une histoire, la même qui fut écrite par Victor Hugo il y a trois siècles et qui compte en silence la chute d’un empire mais aussi celle d’amours impossibles. Voici l’histoire de Notre-Dame de Paris.

Notre-Dame de Paris illustré par Benjamin Lacombe

Notre-Dame de Paris illustré par Benjamin Lacombe

C’est une histoire que la plupart des français connaissent, celle d’une bohémienne orpheline appelée la Esmeralda qui danse sur le parvis de l’église de Notre-Dame en compagnie de sa chèvre Djali afin de gagner sa vie dans la France du XVème. Folle d’amour pour un gentilhomme appelé Phoebus, elle ensorcelle tous ceux qu’elle croise avec ses manières orientales, qu’il s’agisse d’hommes ou de femmes ou bien encore du dernier des reclus, de ce bossu qu’on appelle Quasimodo et qui passe sa vie caché aux yeux du monde dans les entrailles de la cathédrale de Paris. Surplombant cette scène, un prêtre aux airs lugubres observe et attend patiemment son heure pour mettre un terme aux agissements de cette créature de feu et de rêve qui détourne les fidèles du sacré. Son nom, Claude Frollo. Personnage paradoxal, cet ecclésiastique conservateur se laisse cependant gagner peu à peu par l’ivresse d’un amour contre lequel il se défend, lutte et finalement perd. Tous ces éléments ont été repris aussi bien dans l’adaptation animée qu’en a fait Walt Disney que dans la comédie musicale mise en scène par Gilles Maheu en 1998, mais connaissez-vous réellement les fondements de Notre-Dame de Paris, ce roman que Victor Hugo publia en 1830 ? Rien n’est moins sûr. Voici donc une petite séance de rattrapage concernant ce classique.

Des rires, des bouffonneries, de l’irrévérence, voici tout ce que le dramaturge Pierre Gringoire redoutait pour la présentation de sa Moralité, cette pièce de théâtre pieuse destinée à éduquer le peuple. Mais rien ne vient le sauver en ce 6 janvier 1482, dans le Palais de Justice, place forte du royaume où l’on se moque ouvertement de sa représentation qui ennuie les pauvres et les bourgeois. Faites place à l’amusement véritable, au couronnement du pape des fous, que diable ! Voici ce qui divertit et fait s’agiter tout un chacun dans des positions grotesques. Le plus laid gagnera sa couronne. Les visages se défigurent, s’écrasent et se distendent mais « la plus belle laideur » revient à celui qui n’entend ni ne comprend totalement la scène. Quasimodo hissé sur des épaules, Quasimodo acclamé, Quasimodo couronné. C’est un siècle brisé, un quinzième douloureux qui, au travers de la figure de ce pape éphémère, se voit révélé. Voici d’ores et déjà le ton donné par Victor Hugo dans le premier chapitre de son roman qui relie habilement le moyen-âge et l’époque révolutionnaire. Comprendre les germes de la Révolution, la chute de l’Empire, voici secrètement le but de ce roman paru en 1831 sous les instances de l’éditeur Gosselin, avide de livrer au lectorat un nouveau best-seller estampillé Hugo. Mêlant les éléments moyenâgeux et des pointes de l’imaginaire romantique du XIX, Hugo livre alors une intrigue présentant la fin d’un âge et le début d’un autre, la fin du règne architectural ainsi que celle de son gardien, Claude Frollo « Mais l’architecture ne sera plus l’art social, l’art collectif, l’art dominant. Le grand poème, le grand édifice, la grande œuvre de l’humanité ne se bâtira plus, elle s’imprimera »* et le commencement de la « seconde Babel humaine » constituée désormais de ces livres imprimés qui révolutionnent tant l’approche de l’Homme au savoir. Le temps des mentors, des voyages initiatiques, prend fin, les livres sont désormais les garants de l’intelligence. Dernière flamme d’un feu presque éteint, Claude Frollo figure l’ancien régime des lettres, l’ancien régime du sens qui s’efface déjà presqu’entièrement dans l’avant-propos du roman comme le déclare magistralement Hugo : «  Il y a quelques années […] l’auteur de ce livre trouva dans un coin obscur de l’une des tours, ce mot gravé à la main sur le mur : ananké. -ce mot grec exprimant la fatalité et la nécessité a été tracé par Frollo lui-même- et ajoute «  l’homme qui a écrit ce mot sur ce mur s’est effacé, il y a plusieurs siècles, du milieu des générations, le mot s’est à son tour effacé du mur de l’église, l’église elle-même s’effacera bientôt peut-être de la terre. C’est sur ce mot qu’on a fait ce livre. »**. Tout entier tourné vers cette esthétique de la disparition, ce roman est une tentative fragile de conservation d’une histoire de l’Histoire française qui voit ses valeurs s’effondrer et ses monuments être défigurés. Cette dilapidation du patrimoine devient alors un sujet central qui file tout le roman d’Hugo, qui, à l’époque de son écriture, se démène déjà pour la préservation des édifices devenus orphelins après la sanglante révolution de juillet 1830, leurs propriétaires bourgeois ayant du fuir le tumulte d’un Paris où la guillotine ne cesse de trancher des cous poudrés. Deux ans après ce roman, Victor Hugo écrira d’ailleurs un article cinglant dans la Revue des Deux Mondes à ce sujet : Guerre aux démolisseurs.

Tentant néanmoins de préserver ce qui peut l’être, le lecteur suit les espoirs un peu fous de Claude Frollo qui essaie par tous les moyens de retrouver l’idéal perdu en se faisant alchimiste, ce qui, pour un ecclésiaste, est un blasphème total. Il devient alors victime d’une tentation terrible, celle que lui inspire la Esmeralda. Son amour pour cette enfant du siècle nouveau dont le prénom signifie en espagnol ‘‘l’émeraude” bouleverse ses convictions les plus profondes et éveille en lui sa condition d’homme charnel si durement mise au rebut. Son obsession concernant le grand œuvre alchimique – qui revient à transformer du plomb en or – est ainsi intimement lié à cet amour puisque le lecteur érudit aura reconnu en la Esmeralda, autrement dit en l’émeraude, l’un des objets essentiels à l’accomplissement de la transmutation du métal vil en celui précieux.*** Mais cela, évidemment, est impossible, tout comme l’amour qu’il lui voue. Inassouvi demeure aussi l’amour d’Esmeralda pour le gentilhomme Phoebus dont le prénom signifie en latin “soleil“, ce qui vient parfaire le tableau alchimique, le soleil étant dans la pensée de Frollo “de l’or en rayon”. Par delà les êtres, ces personnages semblent alors désirer des idéaux inatteignables pour lesquels ils sont près à se sacrifier, ce qui est aussi le cas pour Quasimodo, cet homme brisé par le destin, à la fois mentalement et physiquement. Représentant de cet “entre-siècle” si l’on peut dire, le bossu borgne et muet est néanmoins l’être le plus adorable et le moins intéressé du roman, ce qui ne l’empêchera pas de connaitre une fin tragique bien que hautement poétique.

En ombre portée de ces événements particuliers, un autre motif plus politique se dessine au fil du roman, soit celui de l’affaiblissement et de la chute de l’autorité de Louis XI, aussi appelé l’universel aragne. Clin d’oeil au roman que Walter Scott publia en 1823, soit Quentin Durward qui, à sa manière, revisite de même le XVème et la royauté, Hugo s’empare dans Notre-Dame de Paris de la figure du roi qu’il s’amuse à tourner en ridicule, toute prostrée qu’elle est entre les murs de la Bastille, rongée par la peur d’un soulèvement populaire. Vieillissante, malade et couarde, la tête royale se fait expliquer en ultime ironie par l’un de ses conseillers comment organiser une révolution, sans savoir que trois siècles plus tard cette même Bastille tombera sous les assauts d’un peuple furieux.

Extrêmement dense, toute la trame de Notre-Dame de Paris ne saurait être exposée dans un article de cette ampleur, c’est pourquoi nous vous invitons à lire ce chef d’oeuvre d’environ 700 pages (ce pourrait être une de vos bonnes résolutions pour le nouvel an !). Passé dans le domaine public vous pouvez le lire gratuitement en ligne ici.

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Notre-Dame de Paris, Victor Hugo, éd. Livre de poche, n°1698, 1998, p.296

** ibid, p.54

*** La Table d’émeraude (Tabula Smaragdina) est le premier texte alchimique constitué de préceptes gravés sur une émeraude, laissé en héritage par le créateur même de l’Alchimie, Hermès Trismégiste.

Maître ès lettres. Passionnée par la littérature et les arts | m.roux@mazemag.fr

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