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Mais qui a tué Angelica Liddell ?

La déception est encore plus grande pour ceux qui avaient vu La casa de la fuerza en 2012 et l’avaient aimé : You are my destiny, la dernière création de la dramaturge espagnole, sonne creux. Oscillant entre une mise en scène hermétique et des moments d’illusoire communion avec le public, Liddell se perd. Et nous avec.

Avant que le rideau ne s’ouvre, une silhouette se faufile sur le devant de la scène. La metteuse en scène est vêtue d’une robe de tulle bleu ciel et bustier à paillettes. Elle déplie un papier et le lit au public, préambule aux festivités à venir. You are my destiny se présente comme le pendant apollinien de la Casa de la fuerza, où l’héroïne subit les violences de son amant dans une Venise désenchantée. Sur les mêmes lieux mais dans un autre temps, à mi-chemin entre Tite-Live et Shakespeare, Liddell rejoue le viol de Lucrèce. Tout un programme.

Selon la légende, l’amoureux éconduit viole sa maîtresse, qui se donne la mort pour conserver sa vertu. Et si elle s’était suicidée pour une autre raison ? questionne la pièce. Transformant le suicide de l’héroïne en acte de rébellion contre une morale patriarcale, You are my destiny offre un traitement original de l’anecdote antique. En théorie, du moins. En pratique, le message de Liddell n’apparaît qu’à la toute fin de la pièce, longue de deux heures trente. Entre temps, des scènes (trop) longues , une pluie de symboles parfois obscurs et un personnage principal – la dramaturge elle-même – écrasant.

Le rideau s’ouvre sur un sol rouge vif, comme si l’eau de la lagune s’était transformée en sang dans une opération de transsubstantiation païenne, c’est à dire la transformation d’une substance en une autre. Puis, après un impressionnant chant ukrainien en canon, dix hommes jettent du haut d’un balcon des linges blancs. Symbole de reddition ? Draps immaculés du lit nuptial ? Drapeau blanc du statu quo ? Cela restera un mystère. Comme la présence d’enfants sur le scène, d’un coq, d’une voiture qui descend du ciel, d’un berceau vide, de percussions au tambour, de ballons en forme d’étoiles, de raisin piétiné. Ce n’est pas l’absence de clarté l’on peut reprocher à Liddell, mais l’utilisation gratuite de signes vides de sens, ce qui donnent la désagréable sensation au spectateur d’être un idiot.

Certaines scènes s’imposent tout de même avec force. Le viol de Lucrèce, traité sous la forme d’une tournante, donne une portée universelle à cet événement singulier. La mercerie dans laquelle se perd la jeune femme peut être vue comme une métaphore de la condition féminine, où la femme assure elle-même sa propre domination par les hommes dans un mécanisme d’auto-culpabilisation.

Si le message est univoque, il est incarné dans de beaux dialogues desquels la poésie jaillit. On peut toutefois craindre une reprise de ce discours par des anti-féministes : plusieurs scènes montrent des hommes dominés, féminisés, battus par les deux héroïnes (Lucrèce et la narratrice incarnée par Liddell), comme si la lutte pour les droits des femmes se résumait à l’esclavage de son homologue masculin.

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Droits Réservés

Plus dérangeante encore est l’omniprésence de la dramaturge sur la scène, qui se donne en spectacle dans une surenchère fatigante : elle crie sa douleur, se roule par terre, hystérique, s’asperge de bière, s’en enivre, en jetant sur l’audience un regard de défi semblant dire : « Vous vouliez du spectacle ? En voilà ! » Angelica Liddell est une caricature d’elle-même et donne l’impression que c’est précisément l’effet recherché. Comment comprendre cela, sinon comme une marque de mépris pour celui qui la regarde ?

Déjà dans ses précédentes créations, Liddell s’indignait contre les « théâtreux », ce public bourgeois et sûr de sa légitimité qui se rend au théâtre pour voir du Liddell plutôt que pour le plaisir du spectacle. Au comble du succès, la dramaturge a peut-être voulu démentir une critique dans laquelle elle ne se retrouvait pas. Peut-être aussi qu’en dépit du message d’amour que la pièce veut véhiculer, les blessures de l’Espagnole ne sont pas encore guéries.

De fait, on retrouve dans You are my destiny des topos chers à l’artiste, déjà présents dans La casa de la fuerza : la voiture, les fleurs, la mise à l’épreuve des corps puis leur soin et leur ornement funèbres. À la différence de la première pièce, You are my destiny est vide d’émotion. L’épuisement du sens autant que de la dramaturge elle-même est perceptible. Le palimpseste de symboles reste sans voix, comme indéchiffrable.

Et quand enfin, l’émotion pourrait advenir, à la toute fin du spectacle, sa chute burlesque empêche le spectateur de prendre la mesure de la grandeur de Lucrèce. Au lieu d’une magnifique fin tragique, l’actrice-metteuse en scène se déshabille et s’exhibe sans retenue. Elle semble pourtant absente de son corps, sorte de sorcière (dé)possédée. Peut-être renverse-t-elle de cette façon la vapeur : « vous pouvez bien me molester, mon corps ne m’appartient plus. » Une triste ironie du sort, qui nous fait voir Your are my destiny comme la chronique d’une mort annoncée : non pas celle de Lucrèce qui survit dans la mort, mais de Liddell, morte en sursis.

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