« Un crime mystérieux, graduellement éclairci par les raisonnements et les recherches d’un enquêteur » ou « un récit rationnel dont le ressort dramatique est un crime, vrai ou supposé » ; quoi qu’en disent ces définitions, le roman policier reste en perpétuelle mutation. Ce genre qui traverse les époques a néanmoins des origines peu connues.
Depuis la nuit des temps, le crime fascine l’Homme. Ainsi, le célèbre Œdipe roi de Sophocle (Vème siècle avant J.-C.) ouvre la voie et propose la première enquête de l’Histoire à travers le jeune Œdipe, qui tente d’élucider l’assassinat du roi de Thèbes pour découvrir que le meurtrier n’est autre que lui-même. Certains romans de Balzac posent quant à eux les fondations de l’intrigue policière, à l’instar des Chouans ou d’Une ténébreuse affaire où le meurtre, l’espionnage et le mystère occupent une place importante. Mais c’est le conte philosophique de Voltaire, Zadig (1748), qu’on cite plus généralement comme descendant du genre policier. Le lecteur y suit les tribulations du protagoniste éponyme qui devine, à partir de traces de sables, l’apparence du chien disparu de la reine.
Pour comprendre l’apparition du genre, il faut se pencher sur son nom. Policier vient du grec « polis », la ville, cette ville qui naît à la fin du XVIIIème siècle et se développe lors de la révolution industrielle. Là apparaît un nouvel ordre social ; la noblesse décline, la bourgeoisie prend enfin le dessus, la classe ouvrière émerge. Celle-ci, grouillante et sans le sou, effraie les plus riches. Un nouveau mythe est né : le policier. Il est le rempart dressé entre les puissants et les plus démunis, le garant de la propriété si chère à l’homme libéral. Sa croisade contre le crime captive. Le surnom qu’on lui donne durant le Second Empire n’est d’ailleurs pas anodin : il y est « le Chevalier de la rue de Jérusalem ». Eugène-François Vidocq joue un grand rôle dans l’édification de ce mythe. Fils de boulanger du Nord de la France, il devient très tôt un petit escroc, fait de la prison, s’en évade à plusieurs reprises et finit par proposer ses services à la police de Paris, en qualité d’indicateur. Quelques années plus tard, il est nommé le chef de la Sûreté. Son destin extraordinaire et la figure de rédemption qu’il incarne inspire de nombreux écrivains. Parmi eux, Edgar Allan Poe.
L’américain choisit l’année 1841 pour révolutionner la littérature. Il fait paraître dans le Graham’s magazine une nouvelle intitulée Double assassinat dans la rue Morgue. L’intrigue se déroule dans le Paris mouvementé de la Monarchie de Juillet. Auguste Dupin, détective amateur et dandy désargenté, y résout l’épineuse énigme du meurtre des femmes Espanaye à l’aide des réflexions les plus poussées. Le succès retentissant que connaît la nouvelle n’a rien d’étonnant. Dupin, en plus d’être séduisant, est un pur produit de son époque. Son raisonnement mathématique entre en résonance parfaite avec l’état d’esprit du XIXème, pétri de positivisme scientifique. À cela s’ajoute l’atmosphère sombre et brumeuse dont Poe s’est rendu maître. L’auteur écrit, dans les années suivantes, deux autres récits qui explorent de nouvelles dimensions de ce genre encore balbutiant, Le mystère de Marie Roget et La Lettre volée.
C’est ensuite au tour d’un monument de la littérature populaire de rentrer en scène ; Emile Gaboriau. Après une courte carrière dans les hussards d’Afrique, Gaboriau rentre en France et devient secrétaire du romancier Paul Féval (notamment connu pour Le Bossu) qui l’initie au journalisme. En 1863, paraît sous forme de feuilleton son premier roman, L’Affaire Lerouge. Par une matinée de mars 1862, la veuve Lerouge est retrouvée assassinée dans sa résidence de Bougival. Le père Tabaret, épaulé par le fougueux Lecoq, est dépêché par la Sûreté de Paris pour faire la lumière dans cette affaire. Ce vieux briscard de la police, passionné par son art, ne tarde pas à dresser le signalement exhaustif du meurtrier grâce à de remarquables capacités de déductions. Mais l’enquête va le plonger dans un abîme insoupçonné d’adultère, de mésalliance et de trahison. Si ses principes narratifs peuvent aujourd’hui sembler usé par des décennies de littérature policière, L’Affaire Lerouge est novateur pour l’époque. Mais ce qui fait de Gaboriau un grand écrivain, c’est la profondeur de ses personnages, domaine dans lequel, je n’ai pas peur de le dire, il égale un Zola. Après avoir inventé le roman policier (alors appelé roman judiciaire), le bonhomme continue sur sa lancée et accouche d’une série d’autres récits, prenant Lecoq, élève de Tabaret, pour héros. Le jeune homme, en plus d’avoir les talents d’analyse de son maître, est un expert dans l’art de travestir son apparence. Il est le héros du crime d’Orcival (1867), chef-d’œuvre de l’auteur, qui inspire jusqu’à Georges Simenon (romancier mondialement reconnu et créateur du commissaire Maigret).
Comme tout homme d’influence, Emile Gaboriau compte de nombreux disciples dont le plus doué reste Fortuné du Boisgobey qui prend la suite des aventures de l’inspecteur Lecoq avec La Vieillesse de M. Lecoq (1877). Henry Cauvain, Eugène Chavette et Pierre Zaccone sont autant d’écrivains qui font par la suite de la France la terre du roman judiciaire. Mentionnons cependant le britannique Fergus Hume qui, soucieux d’avoir une carrière littéraire fulgurante, demande un jour à son libraire de Melbourne (Australie) quels romans se vendent le mieux. Ce dernier lui répond sans hésitation : ceux d’Émile Gaboriau. Et c’est ainsi que notre ambitieux jeune homme achète toutes les traductions de l’auteur français et entreprend une étude approfondie de son œuvre. Hume s’en inspire et écrit, contre toute attente, un classique du genre : Le Mystère d’un Hansom Cab (1886).
Mais c’est l’écossais Arthur Conan Doyle qui arrache à la France le monopole du roman policier et l’inscrit au Panthéon de la littérature mondiale. Il fait naître dans Une étude en rouge (1887) le plus célèbre des détectives, Sherlock Holmes. Le locataire du 221B Baker Street tient toutes ses facultés de ses ancêtres. Il a par conséquent le raisonnement scientifique de Dupin, les facultés d’observation de Lecoq ainsi que son talent pour le déguisement. Holmes est néanmoins plus excentrique, plus moderne, (plus génial ?). Conan Doyle n’oublie d’ailleurs pas de faire clamer à son héros sa supériorité :
« Vous pensez sans doute me faire un compliment en me comparant à Dupin ? Eh bien ! À mon avis Dupin était un type tout à fait inférieur ! Sa façon d’interrompre les réflexions de ses amis par une remarque au bout d’un quart d’heure de silence relève du théâtre, de l’artifice. Il avait incontestablement du génie pour l’analyse ; mais il n’était certes pas le phénomène auquel Poe semblait croire ! [plus tard, à propos de Lecoq] Une misérable savate ! Lecoq n’a pour lui que son énergie. Un Gaboriau, entre autres, m’a positivement rendu malade. Il s’agissait d’identifier un prisonnier inconnu. J’aurais pu le faire en vingt-quatre heures. Lecoq y met au moins six mois ! Cela pourrait servir de manuel aux détectives : ils y verraient toutes les fautes à éviter ! »
Le discours est intéressant : il peut à la fois être lu comme un audacieux pied de nez aux fondateurs du genre policier, un hommage pudique et dissimulé, ou encore comme une promesse de l’auteur de dépasser ses pères. Toutefois patience, nous reviendrons sur Doyle et son Sherlock Holmes.