SOCIÉTÉ

Triomphe d’Erdogan : la naissance du nouveau « père des Turcs » ?

Le 10 août dernier, les citoyens turcs sont allés voter pour élire pour la première fois leur président de la République au suffrage universel direct. L’élection s’est déroulée sans incident et le chef du gouvernement islamo-conservateur Recep Tayyip Erdogan a remporté l’élection du premier tour avec 52 % des voix, malgré l’usure du pouvoir, des scandales à répétition et des critiques sur sa dérive autoritaire qui créent un clivage profond au sein de la société turque.

Juillet 2014 : La chaleur est étouffante, l’atmosphère est calme et les rues sont désertes dans les villes turques du sud de l’Anatolie. La grande majorité des commerces sont fermés, en raison du ramadan. Dans quelques semaines, les citoyens turcs vont se rendre aux urnes afin d’élire leur président – pour la première fois. Il n’est donc pas surprenant de voir la photo du premier ministre, Recep Tayyip Erdogan, placardée partout : ce sont des affiches de campagne. Ce qui est plus surprenant en revanche, pour un pays démocratique, c’est de ne voir quasiment aucune affiche des deux autres candidats à la présidentielle. On croise de temps en temps un très grand bus à l’effigie d’Erdogan (d’où s’échappe de la musique turque, plutôt entraînante) et, rarement, un minibus (sans musique) avec la photo d’un de ses adversaires.

Pourtant ils existent bel et bien, et ont recueilli les voix d’une partie de la population. D’un côté, Ekmeleddin İhsanoğlu, ancien secrétaire général de l’Organisation de la conférence islamique (OCI), qui s’était lancé dans la course à la présidentielle avec le soutien du Parti Républicain du peuple (CHP), un parti social-démocrate nationaliste, et du Parti de l’action nationaliste (MHP), un parti ultranationaliste. Représentant des « Turcs blancs », l’ancienne élite politique européanisée et proche de l’appareil kémaliste d’Atatürk, il a remporté 38 % des suffrages. Il a également recueilli des voix chez une partie de la jeunesse urbaine turque, qui conteste Erdogan. De l’autre, Selahattin Demirtaş, qui même s’il n’a remporté que 8 % des suffrages, a marqué les esprits. En effet, sa candidature est historique, car celui qui représentait du Parti démocratique des peuples (HDP) est kurde. Il affirmait vouloir représenter « tous les opprimés », qu’ils soient Turcs, Kurdes, Alévis, Arméniens, Grecs, Juifs, femmes, jeunes… Mais il n’a pas réussi à séduire l’ensemble de la population et n’a recueilli que les votes d’une partie des minorités.

Erdogan, ou « L’homme du peuple » (c’est le slogan écrit sur ses affiches de campagne placardées dans toutes les villes de Turquie), a été élu maire d’Istanbul en 1994, en 2001 il a cofondé le Parti de la justice et du développement (AKP), avant de devenir Premier Ministre en 2002 et enfin Président de la République en 2014. Grâce à un discours populiste et truffé de références à la grandeur ottomane passée qu’il rêve de restituer dans la « nouvelle Turquie », il a recueilli les votes de l’arrière-pays, rural et très pieux mais également des nouvelles classes moyennes islamistes qui ont réalisé leur ascension grâce au système en place. Le 28 août 2014, Erdogan a officiellement entamé son premier mandat de président pour cinq ans, succédant ainsi à Abdullah Gül. Ahmet Davutoglu (un fidèle – qualifié de marionnette par l’opposition), qui était jusque-là au Ministère des Affaires Etrangères, lui succède à la tête de l’AKP et du gouvernement. En effet, Erdogan a dû rendre sa carte de l’AKP en raison de la nécessaire impartialité du chef de l’Etat. « Les noms changent mais l’essence, la mission, l’esprit, les objectifs et les idéaux restent » a insisté le nouveau président lors d’un congrès extraordinaire de l’AKP à Ankara le 27 août 2014.

C’est donc clair : Erdogan est à la présidence mais garde la main sur le gouvernement et le parti. Cette élection marque une nouvelle étape décisive de sa carrière. Il se rêve en nouveau père de la patrie, « père des Turcs », comme l’a été Mustafa Kemal Atatürk. Il ne cache pas qu’il souhaite rester au pouvoir au moins jusqu’en 2023, date du centenaire de la République turque, pour entrer dans l’Histoire. Il souhaite réformer la Constitution afin de renforcer le rôle du président (donc le sien !) jusque-là essentiellement protocolaire. L’opposition y voit une nouvelle dérive. Mais de toute façon, l’AKP ne détient que 313 sièges au parlement et il faudrait donc une large victoire du parti aux législatives prévues en juin 2015 pour obtenir les deux tiers des 550 sièges et de pouvoir modifier la loi fondamentale. Rien n’est donc certain pour l’instant.

Mais il semble vouloir s’emparer de l’héritage autoritaire de la République kémaliste, sans sa laïcité, guidant progressivement la Turquie (qui apparaissait jusque là comme une expérience positive dans le monde musulman dans ce domaine) vers l’islamisation.

Cependant la société turque pluriethnique malgré les différentes épurations (massacres de chrétiens en 1896, 1909, génocide des arméniens en 1915, massacre des kurdes à Dersim notamment en 1939, etc.), laissera-t-elle ses dirigeants renoncer à cet héritage hétérogène ? Les minorités musulmanes comme les alévis et les chiites sont opprimées par la majorité sunnite dont se réclame Erdogan. Les jeunes issus de ces minorités cherchent à voir au-delà de l’histoire officielle et des frontières. L’opposition dénonce cette dérive et d’autres affaires, qui ont terni l’image d’Erdogan. En effet, le système actuel est corrompu, des scandales politico-financiers impliquant personnellement des membres du gouvernement ont éclaté, le vice-président Bulent Arinc a tenu des propos sexistes, affirmant que les femmes devaient s’abstenir de rire en public sous peine de perdre leur honneur (on peut d’ailleurs souligner qu’après cette déclaration absurde, des jeunes femmes turques ont lancé une campagne qui consistait à publier sur les réseaux sociaux des selfies d’elles riant aux éclats – un joli pied de nez !). Le musèlement de la presse (censures, journalistes emprisonnés ou même assassinés) est également régulièrement dénoncé et la tentative d’interdire les réseaux sociaux en Turquie a provoqué une très grande polémique et une mobilisation de la population.

Mais le fait est que Recep Tayyip Erdogan a été réélu malgré tout cela, et qu’il doit maintenant gouverner.

L’un des objectifs du nouveau président et de son premier ministre serait de tenter de régler la « question kurde ». La majorité des kurdes habite dans les régions les plus à l’Est de la Turquie, près des frontières avec la Géorgie et l’Arménie. Ils sont mécontents des politiciens et du sort qu’on leur réserve. L’État envisagerait de négocier avec le PKK (jusque-là qualifié de groupe terroriste avec lequel discuter n’était pas une option), une initiative soutenue par le chef du mouvement Abdullah Öcalan, qui est toujours en prison. Le fait que l’État reconnaisse l’existence d’une « question kurde » et non plus seulement d’une « question PKK » est déjà porteur d’une lueur d’espoir. Mais le peuple kurde semble désabusé et s’inquiète aujourd’hui de l’avancée des islamistes radicaux en Irak, qui menacent les kurdes de cette région.

L’autre question polémique est la « question arménienne », qui reste un tabou en Turquie. Même si de plus en plus d’intellectuels reconnaissent le génocide arménien commis au début du XXème siècle, et souhaitent effectuer un devoir de mémoire, il reste difficile d’en parler dans le pays. Erdogan continue la négation du génocide arménien à l’échelle de l’État. Pour calmer les occidentaux qui le pressent de faire un pas vers les Arméniens à l’approche du centenaire du génocide, le 24 avril 2015, il a fait une déclaration ambiguë, en présentant ses « condoléances » aux petits-enfants des victimes des « massacres » de 1915. Ce n’est qu’une hypocrisie, puisque quelques jours plus tard il a déclaré qu’il n’y avait pas eu de génocide arménien. La frontière entre la Turquie et l’Arménie reste fermée. Lorsqu’un guide turc (fonctionnaire d’État par obligation) vous fait visiter les fameuses ruines des églises arméniennes d’Ani et que vous lui demandez en quelle langue sont les inscriptions sur l’église (c’est de l’arménien), on vous répond que c’est la langue d’un peuple disparu… Pour un pas en avant, deux pas en arrière.

Au niveau de la politique étrangère du pays, Erdogan devra tâcher de trouver une solution concernant la Syrie et l’Irak. Pour renverser Al-Assad, il est allé jusqu’à soutenir (même s’il refuse de l’admettre) les djihadistes sunnites de l’État Islamique (EI). Mais les prises d’otages et exactions très sanglantes du mouvement mettent maintenant Ankara dans l’embarras. Les occidentaux commencent à reprocher à la Turquie le fait que de nombreux candidats au djihad passent sans difficulté par la Turquie pour se rendre en Syrie et en Irak. De plus en plus de réfugiés syriens arrivent en Turquie et la plupart d’entre eux vivent de mendicité ou de petits boulots. Des tensions commencent à se faire sentir avec les populations locales, qui se plaignent au gouvernement, lui qui a avait dit que les Syriens étaient « les invités » du pays.

Le nouveau chef d’État aura également des défis à relever dans le domaine économique. Le fort déficit des comptes publics et l’inflation élevée ralentissent l’économie, ce qui remet en cause son principal argument de vente électoral. Le pays dépend fortement des financements extérieurs en raison de la faiblesse de l’épargne privée et de l’insuffisance d’investissements directs. Cependant le niveau de vie des turcs est élevé et les inégalités ne sont pas criantes.

Le résultat de cette première élection présidentielle turque au suffrage universel n’est donc pas une surprise malgré les dérives d’Erdogan. L’absence d’alternative crédible et une relative stabilité assurée par le système en place semblent avoir été les facteurs décisifs pour les citoyens turcs dans leur choix. L’ambitieux politicien de 60 ans ne semble pas prêt de lâcher les rênes du pays. Puissant, expérimenté, à la tête d’un pays qu’il modernise et fait avancer sur le plan économique, tout en l’ancrant de plus en plus dans la religion et les valeurs traditionnelles d’une société patriarcale, il crée autour de lui ce qui s’apparente à un culte de la personnalité, essaye de museler la presse et Internet, afin de  pouvoir tout contrôler. Il n’est pas sûr qu’il soit accepté comme le « nouveau père des Turcs », car la jeunesse essaie de sortir des carcans traditionnels et n’hésite plus à contester, comme ce fut le cas en mai 2013 à la place Taksim. La Turquie avance petit à petit, s’approche de la démocratie, puis parfois s’en éloigne, marche à reculons, avant de reprendre sa marche en avant. Elle doit assumer les parties sombres de son Histoire et les réalités actuelles afin de pouvoir réellement tourner la page sur une « nouvelle Turquie ». Et c’est si Erdogan parvient à être l’acteur principal de ces changements, qu’il entrera réellement dans l’Histoire.

Auteur·rice

Secrétaire générale de la rédaction du magazine Maze. Provinciale provençale étudiante à Sciences Po Paris. Expatriée à la Missouri School of Journalism pour un an. astrig@maze.fr

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