LITTÉRATURE

Du cambouis dans les enluminures

Du cambouis dans les enluminures

Lentement, avec une minutie toute droit surgie de l’esprit concentré, accompagnée d’une force puisée dans le poignet souple et régulier, le stylet de Frère Barja s’enfonçait dans l’écran de la tablette tactile aux mille enluminures, disséminant de chaudes couleurs rouges et ocres, de part et d’autre de la lettrine. L’opération se répétait, à mesure qu’avançait la copie du livre d’heures que le frère supérieur lui avait confiée des semaines plus tôt, dans le calme austère de la bibliothèque, sous les rayons du soleil traversant faiblement les trous au bas des volets. On était depuis peu rentrés dans la saison des tempêtes de sable et il était hors de question de s’aventurer dehors. Les moines se nourrissaient uniquement de ce qui restait de leurs réserves, et cela semblait suffire amplement à la trentaine d’ascètes dont le quotidien se partageait entre la prière, le sommeil et la copie de textes sacrés.
L’ouvrage sur lequel les yeux de Frère Barja s’abîmaient depuis des lunes était destiné à un riche duc, qui possédait moult planètes disséminées à travers au moins cinq systèmes. Frère Barja, comme tous les autres moines d’ailleurs, ne possédait quant à lui rien, et s’obstinait à copier un splendide livre d’heures qui irait rejoindre les trésors blingblings d’un noble vaniteux.
Il est fou de songer à la manière dont les faits répétés et le travail incessant annihile complétement la pensée d’un homme. Frère Barja l’avait constaté, le soir en allant se coucher. Il lui était alors impossible, dans son lit sans oreillers, de se remémorer ce dont à quoi il avait bien pu penser durant sa dure journée de labeur à la bibliothèque. De cette incapacité à se rappeler, il en avait déduit que son cerveau, une fois devant son stylet et sa tablette, ne pensait plus à rien. Il copiait, et c’était tout.
Frère Barja était rentré dans les ordres à vingt-trois ans après un chagrin d’amour. Il en avait aujourd’hui soixante-quatre. Regrettait-il d’avoir choisi la voie de moine copiste ? Parfois, il se disait qu’il aurait mieux fait de continuer à jouir d’une existence matérielle, sur sa planète natale, au lieu de copier sans relâche des ouvrages sacrés dans l’une des tours du monastère perdu sur ce monde si triste, cerné par les déserts brûlants et les montagnes trouées de ravines toutes aussi arides. Mais toujours, dans ces moments d’égarements, la raison lui revenait. Il ne regrettait pas d’avoir choisi la dure vie de moine, faite de labeur et de prières. La rare fraternité avec les autres frères, devenus tout aussi austères que lui, et la beauté des dunes sous le clair des lunes valaient bien tout l’or du monde matériel, destiné à l’oubli et à la lente agonie.
Ce fut justement ce monde matériel, que les frères sur leur planète reculée avaient avec le temps presque fini par oublier, qui frappa un beau jour aux portes du monastère, alors que Barja illustrait soigneusement la lettre D de “Domine”.

Frère Bjita, le regard totalement halluciné dernière ses grosses lunettes qui peinaient à cacher les rides sous ses yeux, pénétra dans la bibliothèque où œuvrait Frère Barja.
“Il y a, cher frère, une fumée que l’on peut voir s’échapper au-dessus des dunes face au versant nord de notre monastère. Pour notre Frère supérieur, un vaisseau s’est abîmé dans le sable du désert. Il m’a ordonné d’aller vous quérir. Il veut que vous l’accompagniez vers le lieu supposé du crash.”
Frère Barja ne se fit pas prier. Il posa d’une infinie et rapide délicatesse son stylet à côté de sa tablette, puis il se leva d’un bond.
Le Frère supérieur attendait en se grattant la barbe blanche ponctuée de reflets gris dans le dernier cloître avant le portail du monastère, qui conduisait au dehors. Lorsque Frère Barja, suivi de près par Frère Bjita arriva, il le salua d’un bref signe de la main, puis tâcha de lui donner quelques explications.
“J’étais dans mon bureau, en train de rédiger une page de mes Essais, lorsque je fus soudainement frappé par l’idée de regarder à la fenêtre, comme si l’Esprit lui-même m’avait dirigé vers ce dont il voulait que je me dirige. A cet instant précis, j’ai vu un point brillant traverser le ciel. Puis, de la fumée s’est dégagée des dunes. J’en ai déduit qu’un vaisseau venait de s’écraser. Il nous faut aller voir de plus près la chose. M’accompagnez-vous ?”
L’interrogation, comme bien souvent chez le Frère supérieur, cachait un ordre, et Frère Barja fut bien obligé de se baisser pour tirer sur la lanière de ses sandalettes et remonter ses chaussettes.
“On ferait mieux de nous mettre en route au plus vite. Je vous rappelle que c’est la saison des tempêtes du désert. Quand partons-nous ?”
Frère supérieur ne répondit pas, préférant comme à son habitude laisser les faits parler pour lui. Déjà, le frère chargé de surveiller l’entrée du monastère ouvrait le portail, et les deux hommes se mirent en route, fredonnant quelque chanson à mi-chemin entre le profane et le sacré.
Ô Esprit sain de l’espace et des planètes,
Dont la lumière brille à la queue des comètes,
Dirige nous vers les droits chemin des Vertueux,
Aux virages que tu dresses parfois tortueux.
La chaleur du sable perçait les semelles des sandalettes et le vent les obligea à arrêter de chanter. Moine à la rude vie ou pas, lorsqu’il s’agit de protéger sa bouche des grains de sable, tout le monde évite de trop l’ouvrir.

La nuit commençait à tomber quand les deux moines virent la lumière d’un feu se projeter contre le vaisseau qui, à leur grande surprise, ne semblait pas abîmé.
“Nous y sommes, et ces flammes laissent à penser, mon cher Frère Barja, qu’il y a eu des survivants au crash. Enfin, si l’on peut parler de crash, vu que le vaisseau a l’air intact.”
En effet, déjà, les ombres mouvantes imprimées sur la tôle s’agitaient. Les deux marcheurs du désert s’en approchèrent.
“Chéri, il y a des mecs en bures qui s’approchent !”
La voix féminine, d’une spontanéité aiguë, témoignait de la surprise de la femme assise devant le feu, la main agitée chassant toujours les insectes du désert.
“Je crois que ce sont des moines, mon amour !”
L’homme s’avança, une main tendue en signe de paix.
“Nous sommes des citoyens du Royaume de Berry, planète Bernatus Un. Je m’appelle Zoz. Voici mon épouse Dragda.”
Les deux moines scrutèrent les visages de ce couple perdu dans le désert, dans un silence un peu confus que Frère supérieur brisa, en tendant à son tour sa main.
“Je suis le Frère supérieur du Monastère, seule forme de société humaine que vous pouvez trouver sur cette planète naine que possède l’Église de l’Esprit galactique. Notre devoir est avant tout de copier la parole de l’Esprit descendu sur notre univers pour la diffuser aux autres hommes. Mais il nous faut aussi aider notre prochain lorsque l’occasion s’en présente. Les portes de notre Monastère, aussi frugal soit-il, vous sont ouvertes.
– Votre hospitalité nous honore, mais notre vaisseau dispose de tout le confort moderne. Nous avions fait ce feu juste pour profiter de cette belle soirée d’été. Notre four atomique dans notre cuisine peut bien attendre le petit-déjeuner de demain pour fonctionner. Nous souffrons juste d’une avarie dans notre moteur. Mais je n’y connais rien en mécanique. Ma chère et tendre non plus, d’ailleurs !”
Et ils s’esclaffèrent tout deux, bien que les moines cherchèrent où résidait le comique dans les propos de Zoz.
“Auriez-vous juste un moyen de communication pour que je puisse appeler un réparateur, ainsi que mon assurance ?”
Le Frère supérieur soupira.
“Malheureusement pour vous, cette planète est volontairement coupée du reste du monde.”
Dradga sursauta.
“Vous voulez dire que nous sommes piégées ici ?
– Non, répondit calmement le Frère supérieur, par l’Esprit galactique bien-sûr que non. Frère Barja, n’aviez-vous pas été mécanicien dans une autre vie ?”
Ce fut au tour de Frère Barja de sursauter.
“C’est en effet la formation que j’ai suivie avant de me revêtir de la bure de nos ordres… Mais c’était il y a si longtemps.”
Les deux époux le supplièrent du regard, les mains jointes.
“Je suis certain, mon cher Frère Barja, que l’Esprit saura combler les lacunes de votre cerveau. Je vais rester un peu avec vous, tandis que vous examinerez le moteur de cet engin.”
Zoz accompagna Frère Barja vers le moteur, et sortit d’un recoin du vaisseau une boîte à outils.
“Les meilleurs du marché. J’aime bien m’équiper. J’ai acheté ce vaisseau avec les gains de mes paris aux courses. Une pure merveille !
– Cela ne l’a pas empêché de ne pas fonctionner, votre merveille, constata Frère Barja en tournant un vis à l’aide d’une clé de douze.”
Il s’essuya le front, d’où commençaient à s’écouler des gouttelettes de sueur, à la file indienne jusqu’au grand saut au niveau des tempes.
“C’est le propulseur qui a l’air d’être touché.”
La phrase avait échappé à la pensée de Frère Barja, toute droit surgie de ses souvenirs d’adolescent mécano occupé à réparer les scooters atomiques des mecs du quartier.
“Vous pensez pouvoir faire quelque chose ?”
Zoz avait l’œil gonflé d’inquiétude, et ce regard quelque peu apeuré s’éteignit dès que Frère Barja ria frénétiquement.
“Par ma foi ! C’est une panne de débutant ! Et nous avons toute la nuit pour l’arranger.”
Les mains ridées de Frère Barja s’enfoncèrent dans les entrailles du moteur, et se recouvrirent de cambouis. Il y eut quelques coupures sur leur chair vieillie par les ans en travaillant le long des pistons et des enjoliveurs subatomiques, avec une minutie et une concentration semblables à  celles passées sur les lettrines des livres d’heures. S’étalant parfois d’un revers de main le cambouis sur le front ou les tempes en y chassant la sueur, Frère Barja sentait des souvenirs lointains remonter à la surface de son esprit travailleur à mesure qu’il s’acharnait sur un détail du moteur : les courses le long des rues, les filles à séduire par la vitesse des scooters, la compétition avec les autres adolescents du quartier de sa planète prolétaire d’origine. Sans s’en rendre compte, en œuvrant sur ce moteur, Frère Barja souriait.
Il songeait à ce chagrin d’amour, mais aussi à ses parents, à ses employeurs d’alors, au garage du coin de la rue, où s’entassaient les carcasses de vaisseaux trop anciens pour être un jour utilisés, destinés à rendre l’âme et les métaux de sa tôle aux ferrailleurs. Il se rappela les regards et les sourires en coin des jeunes filles du Collège Sainte-Ursule, lorsqu’elles passaient sagement, comme des nuées de guêpes, devant le garage. En se remémorant les concerts l’été, dans les festivals sur d’autres planètes où l’on sacrifiait plusieurs mois d’économies, Frère Barja ne remarqua même pas qu’il s’entaillait la main droite contre les rebords pointus d’une pièce du moteur.
“C’est si gentil, lança Dragda, si gentil à vous de vous occuper de notre vaisseau. Voulez-vous un peu de café ?”
Frère Barja remua les épaules, brusquement, tiré de sa rêverie.
“Du café ? Si j’en veux ? Et comment ! Nous n’avons pas de café sur cette planète reculée !”
Dradga lui tendit un gobelet, que Frère Barja avala d’une traite, en se brûlant un peu les lèvres. La caféine se diffusa dans son corps en une fraction de seconde, pénétrant également, par vagues, son âme toute entière.
“J’avais oublié comme cela était bon !”
Frère supérieur s’avança vers lui.
“N’oublions pas, Frère Barja, que notre règle nous oblige à ne boire que de l’eau, du vin et du jus de fruit. L’infusion nous est interdite, sauf s’il s’agit de nous soigner. J’ai d’ailleurs vu dans ma carrière plus d’un moine se porter pâle pour une infusion de cactus du désert.”
La dernière remarque était destinée à Zoz et Dragda, qui penchèrent la tête poliment pour s’amuser de l’anecdote.

Le soleil commençait à poindre lorsque Frère Barja referma le capot. S’essuyant les mains et les avants-bras d’un torchon sale, il lança :
“Voilà, c’est réparé. Vous pouvez rentrer chez vous, mes enfants.”
Zoz et Dragda remercièrent vivement les deux moines.
“De retour sur notre planète, nous ferons un chèque à votre ordre, en témoignage de notre gratitude… Quel est votre prénom, déjà, cher moine mécanicien ?
– Mon ordre s’appelle les Frères bénédictins de l’Esprit Galactique. Nous manquons cruellement d’engrais pour nos cultures. Un petit geste financier permettra d’en acheter, et d’assurer notre autonomie. Les hivers sont rudes ici, vous savez.”

Le vaisseau s’envola, dans un flot de couleurs orangées, à peine plus intense que celui des enluminures qu’aller devoir retrouver en rentrant les deux moines. Ces derniers, une fois le calme du désert revenu, se mirent en chemin.

“Ainsi donc, Frère Barja, vous avez décidé de nous quitter.”
Frère supérieur était enfoncé dans son fauteuil, le regard plongé dans celui de Frère Barja.
“L’idée m’est venue dès le soir où nous avons sauvé ce couple perdu dans le désert.
– Vous m’avez en effet semblé bizarre sur le chemin du retour… Comme différent.”
Frère supérieur se grattait maintenant la barbe.
“Pourquoi avoir autant attendu alors ? C’était il y a six mois. Nous avons même eu le temps d’encaisser le chèque de ce couple et d’acheter comme promis notre engrais. Vous auriez pu nous quitter le soir même, partir avec eux sur leur planète ou vous faire déposer quelque part, non ?
– J’y ai songé en travaillant sur leur moteur. Tout cela m’a rappelé ma jeunesse… Je ne regrette pas d’avoir passé plus de quatre décennies sur cette planète, mais je me suis dit, en bossant sur ce vaisseau, que j’avais encore quelque chose d’autre à accomplir, que la vie de moine n’était pas une finalité en soi pour moi… Je me suis trompé dès le début et pourtant, c’est étrange, je ne le regrette pas. J’ai donc décidé de quitter ces ordres qui m’ont tant apporté pour aller voir d’autres planètes.
– Tout cela ne répond pas à ma question. Pourquoi avoir attendu six mois ?
– Il me fallait terminer ce livre d’heures. Je vais d’ailleurs profiter de mon départ pour le remettre en main propre à ce duc qui nous l’a commandé.”
Frère supérieur se leva et tendit sa main à Frère Barja :
“Eh bien, mon cher Barja, la porte du monastère vous sera toujours ouverte. Je vous souhaite une bonne route, et que l’Esprit vous accompagne.”

Frère supérieur observa de sa fenêtre en hauteur Barja, redevenu simple citoyen laïque s’éloigner le long du chemin qui menait au petit spatioport de fortune des moines, uniquement réservé aux vols de ravitaillements et aux départs tout aussi rares. Ce ne fut que lorsque le petit vaisseau qui amena Barja vers d’autres horizons se fut complètement envolé qu’il décrocha un téléphone caché dans un tiroir secret de son bureau et appela Zoz.
“Merci beaucoup pour ton aide cher cousin. Je ne regrette pas qu’il soit enfin parti. C’était un bon élément dans sa jeunesse, mais, avec le temps, sa vue baissant, ses mains tremblantes et sa vieillesse commençaient à s’user sur les livres d’heures dont je lui avais confiés la copie. Ses lettrines d’ailleurs ne ressemblaient plus à rien ! Très mauvais pour le business, tout ça !”

Frère supérieur raccrocha.

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