LITTÉRATURE

Nouvelle : Les fées

Les fées
(Aux gens de là-haut)

Denis avait un jour lu chez un ami, sur un poster qui étalait d’un revers de papier un paysage, une phrase qu’il avait toujours eu du mal à retirer de son esprit : “Les Cévennes, austère beauté”. Dès lors, comme à jamais marqué par le vert noir des pins gris qui faisait ressortir celui, luisant, des châtaigniers, il s’était promis de s’y établir après sa retraite, dans une modeste demeure, avec son épouse Mauricette. Leur carrière de professeur d’université – respectivement latin, et mathématiques – achevée, les deux sexagénaires avaient acheté une petite maison tranquille, qui dominait une vallée traversée par le Gardon, où le bonheur d’une solitude sous les forêts cévenoles allait pouvoir suivre son cours tranquille. C’était sans compter quelques événements malheureux que narre cette nouvelle.

Tout commença un soir paisible, alors que Denis écoutait tranquillement, cerné par les étoiles, un verre de vin bio à la main, un peu de musique minimaliste, tandis que son épouse nettoyait le verre de ses lunettes en vue d’une lecture de poèmes sous une lampe de fortune où venait s’écraser les moustiques. C’était l’un de ces moments qui se ressemblaient, où seuls changeaient au fil des soirs les morceaux écoutés et les livres lus. C’était l’un de ces moments tranquilles, mais dans lesquels sommeille une tension inconsciente héritée du temps où l’Homme venait juste de sortir de l’état de singe attardé, qui n’attend qu’un bruit suspect pour se réveiller.
« Tu as entendu ? »
Mauricette, qui venait de terminer un sonnet aux rimes riches, leva ses yeux vers son mari, en train d’éteindre le poste d’où s’éteignait la voix d’un chœur de John Adams.
« Qu’y-a-t-il, chéri ?
– Cela fait deux trois fois que j’entends du bruit venant des broussailles, là-bas.
– Celles qui donnent sur le potager ?
– Exactement. Une fois, deux fois, ce n’est rien. Mais trois fois, en si peu de temps. C’est louche.
– Ce doit être un animal. Rien de plus qu’un animal. J’ai lu dans le journal que le député avait reçu la ligue des chasseurs de sangliers, qui trouve qu’il y en a trop pour cette période de l’année. »
Intérieurement, Denis détesta son épouse, dont la zénitude face à son affolement ne disait rien de bon, flanquée comme une marque de supériorité féminine sur le courage souvent associé au masculin. Mais la colère naissante laissa vite place à la vive inquiétude lorsque les buissons face à lui se remirent à bouger, frénétiquement.
« Cette fois, c’en est trop, je vais voir ce qu’il se passe.
– Tu veux que je vienne avec toi ?
– Pas la peine. Si je m’équipe de la lampe, je peux tout affronter ici. »
Il avait un peu insisté sur le “tout”, mais regrettait déjà, en descendant le chemin qui menait au potager derrière les broussailles, d’avoir décliné la proposition de son épouse, et eut soudain à la fois honte et peur de l’avoir laissée toute seule. Arrivant au niveau des broussailles, il se pencha mécaniquement, pour se camoufler d’un danger potentiel.
« Tu as vu quelque chose, chéri ? »
La lumière jaune de la lampe, comme la voix de Mauricette, butta sur le néant. Il n’y avait personne. Le potager était désert.
« Alors, chéri ? Tu as vu quelque chose ? »
Denis sentit dans l’air, comme un lourd sentiment qu’il pouvait palper, la tension des lieux qu’on venait de changer, et qui en gardait encore la trace. Il regarda alors ses pieds, puis les rangées de légumes.
« Les courgettes, chérie ! Les courgettes ont disparu ! »
Mauricette descendit à son tour, éclairée par une lampe de poche, pour constater les dégâts.
« C’est un sanglier qui a dû faire le coup. Pas de quoi s’affoler. Nous achèterons nos courgettes chez l’épicier, voilà tout. »
Denis inspecta le potager, à la lueur diffuse et jaunie de sa lampe.
« Impossible que ce soit un sanglier ! Il aurait tout retourné, la terre, les légumes, les buissons !
– Tu te rends compte de ce que tu dis ? Le sanglier n’avait qu’à se baisser pour prendre les courgettes ! Pas besoin de retourner la terre, voyons !
– Et toi ? Te rends-tu compte de ce que tu dis ? Un sanglier est obligé de retourner la terre avec son groin pour emporter ta bouffe dans sa gueule !
– Tu les as déjà vu faire ?
– Tu refuses d’accepter la réalité ! Il y a quelqu’un qui nous a chouré nos courgettes, et il est sans doute encore dans les parages ! Je le sens dans mes os !
– Et tu vas te mettre à sa poursuite, toi ? Dans la forêt, alors qu’on approche de minuit et que la lune n’est même pas pleine ? Je te connais assez, et je sais que tu n’auras pas ce courage.
– Inutile de le prendre en chasse. Il a déjà filé… Mais je vais tout de même faire le guet sous la tonnelle. Des fois qu’il lui prenne dans la nuit l’envie de revenir !
– Alors, bonne nuit, Denis ! »
Mauricette, un peu exaspérée, alla se coucher, laissant son mari seule sur une chaise, les sens à l’affût, dans l’attente du retour du voleur anonyme. Denis s’endormit à son tour au bout d’une heure, le sommeil lourd peuplé de cauchemars.

La journée du lendemain, Denis insista pour se rendre à la gendarmerie. Mauricette tenta de décliner l’invitation, sous prétexte qu’il fallait bien faire les courses au marché, mais son mari la força à l’accompagner.
« Il faut bien, comprends-tu, des témoins pour que ça soit crédible. »
Mauricette comprenait parfaitement, mais si comprendre est une chose, partager la même opinion à ses yeux paranoïaques en était une autre. L’amour, mais surtout la volonté d’en finir une bonne fois avec cette affaire en cédant à son mari, la fit passer la porte de la gendarmerie. Le brigadier Laforgade, képi enfoncé jusqu’à la moitié des oreilles qu’il avait fort rouges, les accueillit, et leur demanda de raconter leur histoire.
« Votre cas n’est pas isolé. Nous sommes à la recherche d’une femme au comportement qui peut nous paraître assez singulier, dont le signalement nous a été transmis par son beau-frère parisien qui possède une maison dans la vallée. Elle a comme qui dirait décidé de retourner à l’état sauvage et vit dans la nature depuis décembre deux mille onze, selon nos estimations. Son beauf’ nous a bien précisé qu’elle avait choisi cette vie, et qu’il était inutile de lancer des recherches. Alors, on n’est pas allé plus loin avec elle. De toute façon, elle n’a jusqu’à présent pas posé de problèmes avec la population locale, la forêt étant suffisamment grande pour ses besoins d’enfant sauvage. Mais depuis quelques semaines, on assiste à des larcins dans les maisons près de là où elle a été vue pour la dernière fois. Et tout porte à croire que c’est elle qui est derrière ces vols à répétition. Voilà son signalement sur cette photo. Même si aujourd’hui elle doit être plus sale, sans doute. Nue, peut-être. Un détail n’apparaît pas sur la photo, cependant. Ce sont ses pieds minuscules. Comme ceux d’une enfant… Mais soyez sans crainte, nous ferons le nécessaire pour vous assurer le retour d’une tranquille retraite ! »
En sortant de la gendarmerie, Mauricette tenta de calmer Denis, qui commençait à devenir un peu fou de rage.
« Ah ! Ces hippies emmerdeurs qui nous volent de l’intérieur ! Je t’en foutrais moi, de l’enfant sauvage !
– Allons, chéri, calme toi. Si nous allions plutôt boire un verre au café, pour oublier tout cela. Elle ne reviendra plus, ne t’inquiètes pas. Et de toute façon, rien ne nous dit que c’est elle.
– Justement ! C’est encore pire d’être dans le flou ! Quel scandale ! »
Tout en consommant respectivement un Perrier et un verre de blanc, le couple essaya de penser à autre chose en se concentrant sur les consommateurs du bar, en pleine discussion. Le sujet qui revenait le plus était la coupe du monde ou la gestion municipale.
« De toute façon, on a les élus qu’on mérite.
– Les bleus ? Ils n’iront pas en finale, c’est moi qui vous le dis !
– Le temple est favorisé par rapport à l’église. Ils ont refait la place devant. Avec des gravillons et tout. Alors que quand il a fallu des fonds pour le boulodrome devant l’église, ça a été toute une histoire !
– Moi, je me méfierai ter-ri-ble-ment de l’Argentine. Ils ont du mordant. Et de l’envie, nom de Dieu ! »
Mais s’absorber dans la conversation des autres et s’y dissoudre n’avait pour une fois aucun effet sur Denis, qui ne pensait qu’à ses courgettes et qu’à la folle en tenue de Tarzan sautant de châtaigniers en châtaigniers. Mauricette lui donna une tape sur le bras qui fit sursauter son esprit.
« Regarde, chéri. C’est Roland le conteur. On est allé à une de ses soirées l’été dernier. Un type formidable, avec sa barbe, ses gilets en mouton et ses histoires pleine d’évasion. »
Mauricette l’invita d’une main à rejoindre sa table.
« Je suis certaine que vous avez des tas de belles histoires à raconter, contre un bon verre.
– Oh, ça, pour sûr ! Je vais vous raconter celle des fées. »
Denis avait horreur de ce genre d’histoires pour gamins, racontées à moitié en patois, puantes d’incohérence et d’irrationnel. Mais il prêta l’oreille, comme pour remercier Mauricette, rayonnante face à lui, de l’avoir accompagné à la gendarmerie.
« C’était au temps de la guerre des camisards, et Mathieu, notre héros, n’avait jamais cru en l’existence des fées. Avant d’aller plus loin, il faut d’abord que je vous en dise plus sur les fées. Elles arrivent comme ça, quand on ne s’y entend pas. Le jour, on les prend pour des papillons, la nuit, pour des lucioles. On les appelle les elfes, les fées, peu importe ! Seuls leurs faits comptent réellement. Elles arrivent à quatre, cinq, six, follement attirées par l’activité humaine, comme un aimant vers le pôle magnétique, et vous observent. Elles ont la taille d’une petite fille lorsqu’elles choisissent de prendre une forme plus humaine que papillonnesque. Dans ce cas-là, il peut leur arriver de vous chiper des choses. Pour ce qui est de notre pauvre Mathieu, c’était ses légumes que visaient les fées. »
Denis se leva de table, en sentant sa peau ridée et parfois tâchée par la vieillesse commencer à brûler d’une vive colère. Mauricette s’excusa auprès du conteur, laissa plus que l’addition, et fondit sur son mari.

Sur la terrasse ce soir-là, Denis n’alluma pas son poste, épiant les alentours de sa maison, en chassant les moustiques autour de lui, la chemise à carreaux bleus déboutonnée. Mauricette n’avait pas eu la force d’esprit nécessaire pour l’accompagner dans sa surveillance de leur domaine. Le thermos de café très fort à sa droite, les cartouches en provision à gauche, le retraité n’avait pas l’intention de se faire voler à nouveau. Rien n’était à signaler à minuit, à part la cavalée d’un lièvre et le hululement intempestif d’un hibou. Ce fut après que les choses se gâtèrent, lorsqu’il eut la terrible sensation d’être épié. Un vol de lucioles traversa le ciel, et son cœur, dynamité par l’activité nocturne et la peur naturelle qui en découle, s’accéléra, refroidi comme celui d’un réacteur, par une sueur gelée et collante. Il venait de songer une fois encore à l’histoire de cet abruti de conteur.
« Qui va-là ? »
Il y eut une salve de grognements, qui n’avaient rien d’humains, et les fourrés autour du potager remuèrent. Denis hésita à s’en approcher, avant de se lancer dans le chemin qui menait aux légumes. Les grognements étaient de plus en plus forts, et c’est la peur au ventre et le fusil à la main que Denis poussa les feuilles du fourré. Son cœur battait, faisant vibrer ses côtes et trembler sa cage thoracique. La tension affluait en flots de sangs qui jaillissaient du palpitant affolé jusqu’aux tempes couvertes de sueur glacée. Ses lunettes semblaient comme embuées, quand il pénétra dans son potager.
Les sangliers s’enfuirent aussi vite qu’ils n’étaient venus, emportant avec eux dans leurs gueules des feuilles de choux et des carottes, euthanasiant la peur dans l’esprit de Denis, laquelle laissa place à un vif soulagement.

Le retraité observa une dernière fois son potager saccagé par les bêtes, mais ne ressentit pas la colère d’avoir tout perdu. Il était au contraire bien content de voir cette affaire qui n’avait que trop durée, tirée au clair, sentant seulement au bout de sa langue le goût amer d’être bien obligé de donner raison le lendemain à Mauricette, qui avait toujours soutenu la thèse des sangliers. « Je te l’avais bien dit, mais tu ne m’écoutes jamais, dirait-elle sans doute à son têtu de mari. ». Une revanche de Mauricette dans le duel amoureux valait bien l’enthousiasme de savoir que tout le monde délirait dans cette affaire, du brigadier avec son enfant sauvage en passant par le conteur occitan et ses fées qui passaient de l’état de lucioles à celui d’enfant !
Il contempla la vallée, les yeux un peu abrutis par la fatigue. La chaleur était suffocante, un sacré orage, digne des plus puissants épisodes cévenols se préparait sans doute pour le lendemain. Un vol de lucioles percuta les nuages.

Dans son euphorie et son manque de sommeil, Denis ne remarqua pas les petites traces de pieds humanoïdes imprimées dans la terre molle de son potager.

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