Le 29 juin 2014, l’organisation armée djihadiste qu’est l’État islamique, sous l’égide d’Abou Bakr al-Baghdadi, proclame le rétablissement du califat sur les territoires irakiens et syriens qu’elle contrôle. Il se revendique comme le successeur des précédents califats, le dernier ayant disparu en 1924 avec le démantèlement de l’Empire Ottoman. Cela est le résultat d’un cheminement depuis la guerre en Irak de 2003. Depuis la mort de Ben Laden, Al-Qaïda s’est progressivement effacé et l’État Islamique en Irak et au Levant (ISIS en anglais) devenu « État islamique » a pris une ampleur qui laisse présager un sombre avenir au Proche-Orient. Comment l’État islamique cherche-t-il à se constituer ? Quels sont les enjeux diplomatiques ? Ce sont des questions auxquelles Maze répond pour comprendre cet évènement si complexe.
- Formation et évolution
Durant la guerre en Irak de 2003, un groupe radical intégré à Al-Qaïda a profité de la mort de Ben Laden pour chercher à prendre davantage de pouvoir et à atteindre une nouvelle échelle : la création d’un État islamique. Celui-ci serait formé de l’Irak et de la Syrie. Avec la formation d’un Conseil consultatif des Moudjahidines en Irak en 2006, la création de l’État islamique d’Irak se concrétise. Il se considère alors comme le véritable État d’Irak, puis à partir de 2013, de la Syrie. Le 9 avril 2013 l’EII devient l’EIIL (État Islamique en Irak et au Levant). Le groupe compte des milliers de membres dans les deux pays. Ce mouvement et celui d’Al-Qaïda sont devenus de plus en plus rivaux au fur et à mesure de la formation de l’EIIL. Ce dernier, mouvement sunnite, considère que le djihad doit être principalement mené contre l’Iran chiite et contre la minorité chiite irakienne au pouvoir, tandis qu’Al-Qaïda mène une lutte contre les États-Unis, Israël et les pays occidentaux. Pour mieux comprendre l’opposition entre chiites et sunnites, il faut savoir qu’elle réside dans le choix, après la mort du prophète Mahomet, de son successeur. Les premiers, chiites, choisissent Ali, gendre du prophète, tandis que les seconds lui préfèrent Abou Bakr, compagnon de Mahomet. Dans le monde, les musulmans se divisent entre environ 85 % de sunnites contre 15 % de chiites. En Irak, les sunnites, qui représentent 30 à 35 % de la population, ont été au pouvoir jusqu’au renversement de Saddam Hussein par l’invasion américaine en 2003. Ils s’estiment aujourd’hui marginalisés. C’est sur ce terrain favorable que les djihadistes sunnites de l’État islamique en Irak et au Levant (EIIL), déjà très actifs en Syrie voisine, ont pris le contrôle de plusieurs grandes villes du nord et de l’est du pays. En 2014, l’EIIL en conquête obtient les villes de Falloujah, en janvier, puis de Mossoul le 9 juin, ville de près de 2 millions d’habitants. L’organisation menace également Kirkouk, ville riche en gisements pétroliers. Mais la prise de Mossoul est une étape clé de la progression du groupe en Irak ces dernières semaines. La deuxième ville du pays est éminemment stratégique en raison des frontières communes de sa région avec la Syrie et la Turquie, qui en font une plaque tournante du transport de marchandises en provenance de ces deux pays, notamment de pétrole en direction de la Turquie. Dès le 11 juin, l’organisation publie une charte régissant la ville de Mossoul. Cette charte très stricte érige de nombreuses interdictions (du tabac, de l’alcool, des manifestations publiques…). Si la population agit en contradiction avec cette charte, l’EI promet crucifixions, exactions, exécutions. D’un autre côté, au pouvoir en Irak, la politique sectaire du premier ministre chiite Nouri al-Maliki provoque également l’insurrection de tribus sunnites. Bagdad, la capitale est en danger, et la population prend les armes pour se préparer à contrer toute attaque des islamistes. L’EIIL est également intervenu dès 2013 dans la guerre civile syrienne. L’organisation en Syrie est commandée par Abou Mohammed Al-Adnani. Il appelle ses hommes à anéantir les rebelles et déclare à ces derniers : « Aucun de vous ne survivra, et nous ferons de vous un exemple pour tous ceux qui pensent suivre le même chemin ». Les révolutionnaires anti-Assad réclament de l’aide, des armes notamment, pour contrer les djihadistes. Ils ne cessent de progresser et de gagner en puissance. La prise des villes leur permet par ailleurs le contrôle des banques desquelles ils soutirent des millions de dollars. Si le financement de l’organisation reste flou, il est certain qu’un système rigoureux est en place et leur permet d’acheter armes et munitions. L’organisation terroriste apparaît comme « la plus riche du monde » et aurait, le 11 juin dernier, volé 425 millions de dollars à la banque centrale de Mossoul. La fortune de l’EIIL est donc maintenant estimée entre 1,5 milliards et 2,3 milliards de dollars. C’est le produit d’un vaste système de trafics et d’extorsions en place en Irak depuis plusieurs années. Ils imposent à la population de payer un impôt sans quoi elle serait punie par des exécutions ou des kidnappings. Les djihadistes vont même jusqu’à crucifier des innocents qui ne respecteraient pas leur loi. De plus, l’État islamique cherche à augmenter ses membres. Les djihadistes utilisent en effet de façon exagérée les réseaux sociaux et internet pour diffuser des messages, des vidéos et des photos de propagande. De tous les mouvements djihadistes, l’État islamique est celui qui compte le plus grand nombre de “fans”, en particulier sur Twitter. Le recrutement de nouveaux membres se fait principalement via le web. De nombreux occidentaux se laissent séduire par le groupe islamique et viennent, souvent d’Europe, combattre pour le djihad au Moyen-Orient. Actuellement, environ 700 Français seraient déjà sur le terrain.
- Enjeux diplomatiques
L’État islamique gangrène donc au Moyen-Orient et la communauté internationale ne peut rester tacite. La puissance américaine apparaît comme étant la meilleure solution pour contrer l’avancée des islamistes sunnites. Les cartes du jeu diplomatique doivent être rebattues. Les accords Sykes-Picot de 1916, alors à l’origine des frontières officielles (mais pas réellement appliquées) Syriennes et Irakiennes sont remises en cause par l’État islamique. Le hashtag #SykesPicotOver a même fait son apparition sur Twitter chez les djihadistes. De plus, la situation s’est complexifiée du fait que l’on trouve d’un côté des sunnites opposés aux régimes chiites de Syrie et d’Irak et soutenus par plusieurs pays du Golfe dont l’Arabie saoudite, et de l’autre, des chiites irakiens minoritaires mais puissants, soutenus par l’Iran et -dans une moindre mesure- par les États-Unis. La puissance doit d’ailleurs penser à une stratégie qui permettrait d’empêcher la décomposition de l’Irak. Bagdad a demandé une assistance américaine mais ne l’a pas obtenue. Barack Obama ne s’est pas décidé à porter des frappes aériennes contre les extrémistes et s’est contenté de promesses d’un soutien possible. Il a notamment rappelé les « sacrifices extraordinaires » des troupes américaines dans le pays durant ces dernières années. Si l’intervention américaine apparaît nécessaire pour sécuriser la région et maintenir les frontières de l’Irak, le président Obama ne souhaite pas envoyer de troupes au sol. Il est aussi question d’une alliance avec l’Iran si cela s’avère nécessaire. Mais le Pentagone reste sur sa réserve. Le “Wall Street Journal” indiquait que Téhéran et Washington envisagent d’entamer sous peu des pourparlers directs en vue d’une coopération. Cette option est loin de faire l’unanimité aux États-Unis. “Ce serait le comble de la folie que de croire le régime iranien capable d’œuvrer avec nous pour le rétablissement de la situation sécuritaire en Irak”, a indiqué le sénateur républicain de l’Arizona, John McCain. Dans le même temps, le porte-parole du Pentagone déclarait que les États-Unis n’avaient “absolument aucune intention, aucun plan pour coordonner des actions militaires” entre les deux pays. Le chef de la diplomatie américaine a cependant affirmé qu’il “n’exclurait rien qui puisse être constructif”. Washington et Téhéran, en froid depuis la révolution islamique qui renversa le Shah d’Iran il y a trente-cinq ans, pourraient profiter des pourparlers sur le nucléaire iranien pour engager des discussions sur le sujet. Pour l’instant, Washington a annoncé le déploiement dans le Golfe d’un porte-avions, prévu pour envoyer des renforts en cas d’évacuation de l’ambassade des États-Unis à Bagdad. Si l’emploi de frappes aériennes a été envisagé par John Kerry, l’Iran est hostile à cette solution et à toute intervention militaire étrangère en Irak. Enfin, à Kirkouk, l’enjeu pétrolifère pousse les Kurdes à chercher à profiter de la situation instable de l’Irak pour prendre le contrôle du territoire. Ils semblent prêts à un référendum pour l’indépendance. Le 3 juillet, le président de la région autonome du Kurdistan d’Irak, Massoud Barzani, a officiellement demandé au Parlement de trouver une date pour l’organisation de celui-ci. Cette initiative ne plaît pas aux Américains et aux Britanniques, qui souhaitent préserver l’unité de l’Irak. Mais le pays semble n’être plus qu’un puzzle déconstruit. Aujourd’hui, l’enjeu diplomatique est de taille puisqu’il implique l’intervention des Etats-Unis mais aussi de l’ONU pour rétablir l’ordre. La communauté internationale doit se coordonner, la situation n’a jamais été si urgente et la complexité des événements et des alliances nous montre à quel point il est compliqué de trouver une solution aux conflits et à l’expansion djihadiste. Le Proche-Orient, où les contradictions confessionnelles sont nombreuses, connaîtra-t-il un jour la paix ? La guerre en Syrie qui s’enlise depuis plus de trois ans maintenant n’a fait qu’empirer la situation, et la stabilité semble impossible. Cela fait également écho à l’échec de la mise en place de démocraties au Maghreb. L’islamisme, les enjeux pétroliers, la corruption, les trafics perdurent et le sang continue de couler dans cette partie du globe. Cela est d’autant plus alarmant qu’il semble clair que l’appétit des djihadistes dépasse la seule région du Proche-Orient, et menacent directement le monde occidental.