LITTÉRATURE

Clarck Ashton Smith et la SF moderne

Que peut un homme solitaire, vivant dans les bois et dénué d’intérêts matériels face au monde des Lettres américain grandissant et s’intellectualisant au début du XXème ? Pas grand chose à première vue, encore moins quand on sait que cet homme n’a fréquenté aucun hauts lieux de culture dans sa jeunesse, voire, qu’il les a fuit, préférant se réfugier dans le monde en vase clôt de sa famille, pauvre mais aimante. Alors, que doit aujourd’hui la littérature à cet homme prénommé Clark Asthon Smith, à cet exclu qui pourtant, fut aux côtés de ses amis Lovecraft et Robert Howard, l’un des auteurs les plus connus de son époque ?

Clark Ashton Smith à 17 ans, en 1912

Clark Ashton Smith à 19 ans, en 1912

 C’est au milieu de paysages surréalistes et hyperboréens que l’on retrouve le mieux les personnages imaginés par Clark Ashton Smith. Derniers vivants de mondes en déclins, ces héros sont venus révolutionner une part du genre de la fantasy alors largement investi par le cercle Lovecraftien réunissant une nouvelle vague de littérateurs et de créatifs à l’aube des années 1930. Contribuant lui-même à la vie de ce cercle, Clark Ashton Smith se distingue néanmoins de la plupart des autres membres par son style orné de mots précieux, éludant les scènes de combats violents alors très en vogue à l’époque mais aussi et surtout, par son goût de la description qui sous sa plume, devient un art à part entière. Né en Californie d’une mère et d’un père modestes, Smith développe très tôt une curiosité ardente pour les histoires et les langues en général bien que son caractère trop entier le mène a quitter l’école normale dès l’âge de 8 ans. Etudiant de manière autodidacte, il apprend, en traduisant des œuvres poétiques comme celles de Charles Baudelaire, le français et l’espagnol mais voue aussi un intérêt certain pour tout ce qui relève des sciences de son époque. Mêlant ces domaines avec subtilité, il commence alors à écrire à l’âge de 11 ans et obtient sa première publication dans un mensuel, The Overland Monthly, sitôt atteint 17 ans. Très vite repéré par le poète George Sterling, il continue de publier en 1911/1912 dans une revue nommée The Black Cat et commence a dévoiler ses thèmes de prédilections tournés vers l’étrange et le supra-terrestre.  Mais s’il est connu comme étant un prolixe nouvelliste, Smith se revendique aussi poète avec son recueil The Star-Treader and others poems qu’il publie à 19 ans avant de s’essayer à la peinture et la sculpture. Ces deux derniers moyens d’expression lui permettent de donner corps aux personnages de ses histoires, le rendant ainsi l’artisan total de ses univers, ce qui ne manquera pas d’impressionner le jeune écrivain Howard Philip Lovecraft, dont une lettre d’admiration sincère parvient entre les mains de Smith le 12 août 1922, marquant là le début d’une profonde amitié. Évoluant dans des sphères créatrices et intimes similaires, -rappelons que Lovecraft a lui aussi vécu de nombreuses années comme un ermite avant de devenir un auteur à succès- les deux hommes ont contribué durant plusieurs années au magazine Pulp (c’est-à-dire à bas coût) intitulé Wonder Stories, qui figurait alors comme le véhicule de diffusion privilégié des histoires de science-fiction. Son créateur, Hugo Gernsback est d’ailleurs celui qui a inventé le terme de «  scientification » dont le pendant littéraire devint «  science-fiction » marquant par là la reconnaissance d’un genre romanesque en grande partie tourné vers l’observation de faits scientifiques réels ou imaginaires, genre que l’on observait déjà dans les écrits de Jules Verne et d’Allan Edgar Poe. S’épanouissant dans ce pendant de l’imaginaire, Clark Asthon Smith écrivit pas moins de 11 histoires courtes pour Gernsback avant de se brouiller définitivement avec lui pour des motifs de non-paiement et de modifications de certains pans de ses histoires, qu’il jugea scandaleuses. Refusant la publication de ces versions modifiées, Smith témoigna ainsi sa colère dans une lettre adressée à Lovecraft en 1930 : “It shows what fine literature means to the Gernsback crew of hog-butchers”, “Cela montre bien ce que la bonne littérature signifie pour ces porcs de bouchers de l’équipe de Gernsback“.

Parmi ces nouvelles, figure néanmoins The Singing Flame, soit La Flamme Chantante, rédigée en 1931 et traduite récemment en français par Joachim Zemmour. Publiée en 2013 par Actes Sud, cette histoire se scinde en trois parties distinctes. Passé le préambule où un certain Hastane annonce qu’il rend ici public le dernier journal d’exploration connu de son ami écrivain Giles Angarth, disparu depuis plusieurs mois, le lecteur se trouve face au dit journal –format très prisé pour les récits de fiction de l’époque– et pénètre dans un monde à peine imaginable. Là se tient la force de Clark Ashton Smith. Laissant la part belle aux descriptions, il fait basculer le héros dans un vertige où se mêlent le connu et l’étrange. En effet, pour être complet, les univers de Smith utilisent des éléments réalistes pour tendre un pont entre le réel et ce qui le dépasse, laissant une impression d’incroyable vraisemblance. Portail entre ces deux réalités, deux piliers monolithiques se dressent ainsi fièrement en plein milieu d’un champs de rocailles situé à Crater Ridge, dernier lieu de passage connu d’Angarth dans le monde commun. Voici donc une fois franchi ce portail invisible, l’entrée vers Ydmos, la cité aliène glorieuse où brûle sans discontinuer la flamme qui chante, qui ensorcelle et qui consume jusqu’à l’extase ceux osant s’aventurer près d’elle. Sirène dangereuse gardée par des géants de pierres qui, Titans figés, se contentent d’observer gravement les multitudes de vivants tous plus étranges les uns que les autres et venus en pèlerinage auprès de l’incandescente promesse, elle n’en reste pas moins victime d’un complot obscur visant à renverser sa puissance et à plus forte raison, ne souhaitant que sa destruction. Recréant le périple des disparus et secondé par celui du narrateur Hastane lui-même qui décide dans le dernier temps de la nouvelle de se lancer sur les traces de ses amis, c’est une réalité étonnante mais justifiée par des lois dépassant celles-communes –l’on entre ici dans le domaine pur de la science-fiction- qui s’expose et s’affirme, s’affranchissant de la temporalité et des frontières spatiales pour plonger dans la contrée insaisissable de l’imaginaire. Pressentit tel un “voyage en soi” par Giles Angarth, ce voyage en terre étrange et étrangère invite le lecteur à se laisser emporter vers un absolu que le langage ne peut que fadement décrire, de l’extérieur. Éclairant le lecteur et les personnages sur leur cheminement intérieur, le feu primordial de la flamme chantante cache en ce sens sa véritable nature et promet a qui entame cette nouvelle, de révéler bien des secrets.

the city of the singing flame by valiant

The city of the singing flame by Valiant

Considéré comme l’un des pères de la science-fiction moderne, Clark Asthon Smith reste néanmoins l’un des auteurs les plus méconnu du cercle Lovecraftien, à tort. Incarnant l’exemple même de la réussite pour un enfant issu d’un milieu social particulièrement défavorisé, il transporte grâce à son travail méticuleux de la description et du détail, le lecteur dans des mondes de possibles, échappant à la gravité commune, dans les deux sens du terme. Ainsi l’on est tenté nous aussi, de suivre ces héros qui happés par une force invisible sitôt franchis les piliers témoins, déclarent avoir l’impression “de tomber vers le haut plutôt que vers le bas et de suivre un axe horizontal ou oblique plutôt que vertical“1

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1. La Flamme Chantante, Actes Sud, 2013, p.18

Maître ès lettres. Passionnée par la littérature et les arts | m.roux@mazemag.fr

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