L’homme m’avait donné rendez-vous dans un espèce de milkbar, au cœur de la ville, m’attendant accoudé, rigide, au comptoir. Le teint aussi ridé que la peau qu’il avait un peu jaune et creusée par le temps en milliers de canyons épidermiques, l’homme me lança :
« Vous voilà enfin ! J’ai cru attendre tout l’après-midi !
– Les embouteillages dans Suzan Anaphory Street, veuillez m’excuser.
– L’important est que vous soyez là. Commandez vous quelque chose à boire, mais j’imagine que c’est votre journal qui va vous le payer, tant ce que j’ai à vous raconter va vous sembler intéressant. »
Je commandai un lait-Perrier-Grenadine-Vodka, bien serré. La serveuse, une fille dont les cheveux semblaient avoir pris la couleur des sodas autour de nous, mâchant un chewing-gum, m’apporta ma commande tandis que je sortais une tablette de mon sac. L’homme s’alarma soudain, les bras frénétiques au-dessus de sa tête chauve couverte d’un vieux béret poussiéreux.
« Non ! Pas d’écran ! Prenez du papier ! Ce que j’ai à vous dire est si important pour votre feuille de choux que je ne peux pas me permettre de le laisser disparaître avant la publication ! Prenez un papier et un crayon ! Il n’y a pas de risques de mouchard qu’on aurait inséré dans votre tablette, avec le papier ! »
Comme je n’avais pas de quoi écrire, j’ai dû me contenter de la serviette au-dessous de ma boisson, qui une fois dépliée pouvait accueillir les paroles de l’homme étrange face à moi, et d’un vieux crayon qui par miracle traînait dans ma besace.
« Quel est votre nom ? Sachez que je suis pressé, j’ai d’autres interviews qui m’attendent aujourd’hui, des interviews dont les réponses peuvent être enregistrées sur ma tablette ! »
L’homme eut un sourire étrange, qui au mieux n’était qu’un simple sourire de paranoïaque en manque de reconnaissance qui aurait invité un journaliste en balançant un mytho au téléphone, ou au pire en disait long sur la véracité des propos qu’il comptait me tenir.
« Je suis Sandy MacLaüne, et comme je vous l’ai dit au téléphone ce matin pour fixer cette entrevue, ce que je vais vous dire peut ébranler l’État. Si je vous ai contacté, Monsieur Zilba Imb du Wallen Bay Street Journal, c’est parce que vous n’êtes pas encore très connu dans votre métier de journaliste, et parce que si en plus de me rendre service à moi-même je peux faire votre réputation avec l’interview du satané siècle que nous vivons, c’est tout bénèf’, n’est-ce pas ?
– Vous n’étiez pas sans ignorer non plus que seul un jeune journaliste inexpérimenté répondrait à votre appel, et viendrait à vous sans être retenu par quelque soupçon de folie.
– Il y a aussi de cela. Et vous êtes venu. N’est-ce pas là l’essentiel pour vous ? Comme pour moi. »
Il but une gorgée de son soda. J’en profitai pour l’imiter.
« Voyez vous, Monsieur Imb, je vous ai proposé cette rencontre dans l’idée de partager avec vous quelques souvenirs, que j’ai coutume de qualifier dans ma vieillesse de « souvenirs rouges ».
– Pourquoi une telle couleur ?
– La mémoire, voyez-vous, est la forme fixe de souvenirs changeants, que l’on aurait enfin réussis à capturer du haut du promontoire de notre âge. J’ai quatre-vingt-dix-sept ans, vous en avez à peine trente, aussi je me permets de vous donner mes impressions quant à la mémoire. Les souvenirs sont flous, toujours. La mémoire, elle, n’est que précision et ordre. On ne se rappelle jamais d’un instant tel qu’il nous est réellement apparu, tel que nous l’avons exactement vécu. On ne se souvient en réalité que de bribes, que de gestes qui se sont ralentis ou accélérés dans nos souvenirs, que d’une lumière qui s’est obscurcie ou qui s’est atténuée avec les années écoulées. Les souvenirs sont toujours faux, car concis. La période que je vais vous évoquer, je l’ai en mémoire autour d’une seule et même couleur : le rouge. J’ai vécu mes « souvenirs rouges » lorsque j’avais votre âge. Depuis, tout ce qui est rouge, de la vision d’une coccinelle à celle de mon propre sang, en passant par le camion des pompiers ou le coucher du soleil, me rappelle ce moment de ma vie, ces « souvenirs rouges » qu’il me faut maintenant vous dévoiler. »
Sandy MacLaüne poussa un soupir, avant de se relancer dans une narration que je retranscrivais presque fidèlement, sur la serviette.
« Je devais avoir vingt-quatre ans. Les années deux mille trente. On venait, il me semble, de changer de président. C’était l’époque des voyages spatiaux, et l’on était nombreux à rêver de partir dans l’espace, à bord des engins que concevaient nos ingénieurs. Une seule destination, une seule idée en tête : Mars, notre proche voisine. On ne parlait que d’elle. Il était toujours question à la télé, à la radio, sur internet d’y établir une colonie pour en exploiter les ressources. Lorsque les premières fusées furent prêtes, mon frère Achkim fut sélectionné parmi des dizaines de milliers d’autres volontaires – le mot « candidats » est bien trop faible – pour s’envoler sur Mars, lors de l’expédition qui devait fonder la première colonie européenne. On était tous deux issus d’une famille aussi nombreuse qu’elle était prolétaire, des rues de la capitale. Se faire une nouvelle vie pleine de ressources et de richesses sur Mars était un beau rêve, pour sûr ! Et les salaires des compagnies minières étaient fort gras, le moins qu’on puisse dire ! J’étais tellement fier de savoir que mon frère allait être de ceux qui auraient le privilège de poser leurs orteils sur une nouvelle frontière, sur ce monde vierge, rouge et inconnu ! J’ignorai alors que Mars allait devenir mon pire cauchemar… Tu as déjà été sur la Rouge, mon petit ? »
Je notai que Sandy MacLaüne avait changé de ton, m’avait tutoyé, et avait utilisé l’expression « la Rouge », par laquelle les vieux loups de l’espace ont coutume d’appeler la planète Mars.
« Non. Rares sont ceux qui ont eu ce privilège. Et les Nations Unies ont commencé à réglementer les vols.
– C’est en effet une planète d’une rare beauté, qu’on a hélas transformé en gruyère.
– En gruyère ? Pouvez-vous m’en dire plus ?
– Nous y venons ! Ce fut du moins comme un gruyère que je découvrais Mars, lorsque mon frère me pistonna pour rejoindre la société qui exploitait le sol martien. J’arrivai sur la Rouge le treize novembre 2037, exactement, excité et apeuré par la grandeur de cette planète. On devait être quatre mille sur la colonie. J’étais heureux. J’ignorai que j’allais y rester soixante-deux années. »
Le chiffre était énorme, aussi, je cherchai à en savoir plus. Face à moi, le vieux souriait bêtement, comme si les souvenirs tiraient machinalement ses lèvres gercées.
« Vous êtes restés six décennies sur Mars ?
– Ouep’ et je m’y suis échappé !
– Vous vous êtes… échappé de Mars ? Qu’entendez-vous par là ?
– Qu’on m’y retenait prisonnier, pardi ! Toutes les lettres de mon frère qui me narraient les merveilles de la planète étaient des fausses ! On était sur Mars pour une seule raison, qui n’avait rien à voir avec l’exploration ou l’évangélisme : trimer était notre quotidien unique de condamnés à l’esclavage ! Je me souviens des miradors autour de notre camp de travail. Je me souviens des tempêtes de sable sur la gueule, tandis que les robots-gardiens nous obligeaient à continuer à travailler !
– Mais qui vous obligeait à travailler ?
– L’État ? Le gouvernement ? Les sociétés d’exploitations ? Les actionnaires ? Le capital ? L’humanité libre sur la planète Terre qui sans le savoir nous condamnait au travail forcé ? »
Les propos de Sandy MacLaüne me semblaient fumeux : j’avais passé mon enfance à lire les bandes-dessinées sur les héros de Mars, comme Saul le Rouge ou Pietr le gladiateur de l’espace, et il n’avait jamais été question d’esclavage forcé sur le sol martien. Ce vieux délirait.
« Je n’ai jamais entendu parler de cette histoire ! Vous êtes un fou et un mythomane. Les hommes et les femmes qui sont partis sur Mars étaient de fiers astronautes qui œuvraient pour la connaissance du cosmos et l’exploitation des ressources martiennes ! Pas des esclaves ! »
Calmement, le vieux continua son discours :
« J’ai des traces et des plaies plein le corps pour témoigner des sévices que j’ai subis lorsque, le souffle coupé et les poumons plein de sable du désert de la Rouge, je n’allais pas assez vite pour les robots-gardiens, qui avaient une cadence quotidienne à nous imposer, programmée dans leurs circuits.
– Et pourquoi vous et pas les robots pour exploiter le sol de Mars ? Votre histoire n’est pas crédible !
– Parce que les robots doivent être alimentés en pétrole ou en uranium pour travailler. Les hommes eux, un bol de soupe par jour pour un travail équivalent, ça suffit, quand seul compte le profit des actionnaires à la fin de l’année !
– Et vous avez survécu six décennies, sur Mars, avec un bol de soupe par jour ! Laissez-moi rire !
– Je me suis échappé au bout de huit ans. Le reste du temps, je l’ai passé sur la planète, seul. »
J’éclatai de rire.
« Seul sur Mars ! Et comment avez-vous survécu dans le désert pendant les décennies avant votre retour sur Terre ?
– Les premiers jours, avant que les robots-traqueurs ne me considèrent comme définitivement perdu, j’avais bu au goulot de ma gourde. Quand elle fut vide, je songeai au désespoir. Au suicide. C’est là que j’eus l’idée de génie, sans doute la meilleure de ma vie. »
Il but encore une gorgée, la dernière, qu’il racla longtemps au fond du verre, comme pour illustrer ses propos sur l’aridité du désert martien.
« La colonie alimentait en eau une autre colonie. Tout passait par les tuyaux, qu’il me fallait trouver, sous le sol. Je me suis fabriqué un bâton de sourcier dans les bouts de bois que j’avais trouvé aux portes de la colonie en m’échappant, et j’ai cherché, cherché longtemps. Quatre jours sans boire, la peur d’être attrapé par les robots-traqueurs.
– Et vous avez fini par trouver ?
– Le cinquième jour, oui ! Le bâton s’est affolé. J’ai creusé avec mes mains sur le sol dur jusqu’à les ensanglanter. Et j’ai percé avec une pierre le tuyau lorsqu’il fut à découvert. J’ai survécu ainsi pendant près de six décennies.
– Qu’en est-il de la nourriture ?
– Nous avions importé des lézards des déserts extrêmes, dans notre volonté, ou plutôt dans notre échec, de terraformer Mars. Ils s’y sont plutôt plu, augmentant ainsi mes chances de survie.
– Et comment êtes-vous revenus sur terre ? »
Sandy MacLaüne commanda une bière-saumon-gin-Vals qu’il but au premier tiers cul-sec. La barbe un peu mousseuse, il se tourna vers moi :
« Avant de parler de mon évasion, il faut que tu saches, petit, que la vie sur la Rouge était un enfer. Le désert était brûlant et les nuits glaciales. Il fallait être un lézard pour s’y plaire – ou alors un fugitif. Mais au moins, j’étais plus libre, en prisonnier que j’étais, que mes autres camarades, retenus en esclavage pour sauver la Terre, sans en profiter des bienfaits.
– En quoi sauvaient-ils la Terre ?
– Vous feriez mieux d’annuler vos interviews de l’après-midi, et de me suivre, Monsieur Imb. »
J’hallucinai, tout en refusant son invitation.
« Vous perdriez un gros scoop. »
Sandy MacLaüne se leva, et disparut dans la foule de la capitale, me laissant sa note à régler, et une invraisemblable histoire que Bathelvein, mon rédac’ chef, n’accepterait jamais dans les colonnes de son journal. En réglant l’addition, je fus surpris de noter que le vieux avait écrit sur le ticket, d’une calligraphie serrée et minuscule. « Arès Beach 22 heures » pouvait-on lire. C’était un rendez-vous.
J’avais enchaîné les autres interviews toute l’après-midi, avant de me rendre sur la plus petite plage de la capitale, d’ordinaire réservée à cette heure aux amoureux. Sandy MacLaüne tourné vers la mer m’y attendait.
« J’étais certain de votre présence.
– Vous avez attisé ma curiosité avec votre addition débile. »
– Marchons un peu, voulez-vous ? »
Je notai qu’il était repassé au vouvoiement, tandis que nos pas s’enfonçaient dans le sable.
« J’aime venir sur les plages. Savez-vous que les plages ont failli disparaître ? Vous êtes trop jeune pour vous en douter. Mais ma génération a dû faire face au problème. Le sable a toujours été nécessaire dans les constructions humaines, dans le verre comme dans le béton : on s’en sert pour faire les routes et les immeubles. On en trouve même dans les ordinateurs et les tablettes ! On peut penser que le sable est immortel, mais c’est pourtant une ressource limitée, comme le pétrole ou l’uranium. »
Je ne comprenais pas où le vieux voulait en venir. Il semblait moins délirer que quelques heures plus tôt, lors du récit de son séjour sur Mars.
« Le sable se forme dans les montagnes avec l’érosion des roches. Puis il descend des parois jusque dans les cours d’eau avant de s’empiler par grains sur nos plages. Mais l’activité humaine l’a raréfié. Les barrages empêchent les grains de sable de s’écouler jusqu’à la mer. Les forages au large pour le béton et le verre le retirent de son écorce maritime. Tu sais quels sont les impacts petits ?
– Non, Monsieur MacLaüne.
– S’il n’y a plus de sable pour retenir les terres, les îles s’enfoncent, les plages disparaissent et nos villes au bord des littoraux se noient. Le sable est notre meilleur allié face au réchauffement climatique et à la montée des eaux. Mais il se fait rare, et la terre telle que nous la connaissons est menacée.
– Quel est le rapport avec Mars ? »
Le vieux MacLaüne se pencha difficilement et ramassa une poignée de sable gluante dans le creux de sa main.
« Sur Mars, le sable est un peu comme ça, dur. On a dû le tasser énormément, et le broyer pour arriver à ce résultat. Mais la rougeur a été partiellement conservée. Avant tous ces procédés de transformations, il nous a fallu le chercher dans le sol. C’est pour ça que la Rouge ressemble à un gruyère, parce que des milliers d’esclaves dont je faisais partie s’y tuent à creuser le sol, à la pioche, sous un soleil martien ardent. Le sable de la Terre est aujourd’hui celui de Mars. La Terre, petit, sous perfusion, est devenue Mars. Libre à toi de me croire ou pas, mais mes cicatrices et le sable parlent maintenant pour moi. »
À nos pieds, je portai un regard sur le sable : comme un souvenir du vieux, le grain s’étalait, s’imprégnant de la forme de nos pas. Il était rouge.