15 % des 230 000 engagés de nos armées sont des femmes, le taux le plus élevé d’Europe, le chiffre a de quoi réjouir. Pourtant le chiffre à retenir est tout autre : 50. C’est le nombre de « féminines », comme on appelle ces femmes de devoir, qui ont accepté de témoigner des viols, harcèlements sexuels, et humiliations dont elles ont été victimes, dans l’enquête des journalistes Leila Minano et Julia Pascual, La Guerre invisible. Un chiffre à propos duquel la « Grande Muette » fait la sourde oreille.
« Ce qui se passe dans l’armée, reste dans l’armée »
Avec la professionnalisation de l’armée, le nombre de femmes s’est vu multiplié par deux en seulement dix ans, mais les stéréotypes ont la peau dure dans ce bastion d’hommes historique. Même si elles n’ont pas accès aux mêmes postes que leurs homologues masculins, c’en est déjà trop pour certains de ces frères d’armes, contraints d’accueillir en leur sein, ces êtres autrefois considérés comme fragiles et peu endurants. Ce qui se passe dans l’armée reste dans l’armée. En parallèle de la discipline imposée le jour, la nuit l’alcool coule, il arrive que les hommes s’y noient. Que se passe t-il lorsque la caserne, habituellement le théâtre de soirées entre bons camarades devient la scène d’agressions sexuelles ? Lætitia témoigne au micro d’Europe 1 le 3 mars :« La soirée a débuté : il y avait de l’alcool et de la musique. Une ou deux bières pour moi et j’ai commencé à me sentir bizarre. Il y a eu aussi ce verre que je n’aurais jamais dû boire. [des traces de GHB ont été retrouvées dans les analyses que Lætitia a demandé à subir]. La dernière chose dont je me souviens, c’est de mon agresseur qui m’emmène par le poignet vers les toilettes. Je me réveille le lendemain, à 14h45, sans culotte, ni chaussettes, ni pantalon… Juste un t-shirt et une bosse à la tête. […]Un collègue est venu me voir, [et] m’a dit ceci : « t’es une belle salope, j’ai appris que t’avais couché avec plusieurs mecs ». Tout le monde le savait. Et personne n’a parlé ».
Comment alors se faire adopter par le régiment lorsqu’on est la victime des blagues machistes de ses collègues ? Reste alors à camoufler son identité, pour ces femmes rentrées dans l’armée avec le sentiment du devoir accompli, fières de servir leur pays, et contraintes de se travestir.
Unité et impunité
Toute menace pouvant mettre en péril la cohésion de l’unité est rapidement évacuée, les sanctions n’arrivent pas jusqu’aux auteurs des violences. Qui ne dit mot consent, et parmi les témoins de ces scènes de violence, personne n’imagine un instant être inculpé pour non assistance à personne en danger. En revanche, les délatrices elles, comme dans toute structure où la solidarité mécanique fait son œuvre, deviennent le mouton noir du groupe, et le payent le prix fort. Il aura fallu sept ans à la soldate Lætitia pour faire condamner son agresseur à cinq ans de prison avec sursis. Durant cette échéance, personne ne lui porte secours, Lætitia devient, selon ses termes, “la putain du régiment” ce qui fait d’elle l’objet de harcèlement sexuel, de brimades. Elle tombe en dépression et finit par être réformée. Ou encore comme Clara Cécé, qui, après avoir porté plainte pour s’être faite tabasser, en repoussant les avances de deux de ses camarades, subit de multiples mutations (cinq en un an). Les deux agresseurs eux, seront simplement mis à pied deux semaines. Sur 50 victimes ayant accepté de témoigner dans le livre, deux sont encore dans l’armée. Tout comme leurs agresseurs, qu’elles continuent de croiser au quotidien.
Une professionnalisation de l’armée mal préparée
Le 22 février 1996, lors d’une intervention télévisée, le président de la République Jacques Chirac, annonçait la professionnalisation de l’armée à partir de 1997, en provoquant alors un véritable séisme culturel. C’est toute la symbolique d’une institution qui est remise en question. Les hommes libres de ne plus servir, libérant des milliers d’emplois militaires aux femmes qui le souhaitent. L’arrêté inter-armées du 29 avril 1998 stipule que, « Désormais, le principe retenu au sein des armées est celui de l’égalité entre hommes et femmes pour l’accès aux différents corps militaires, et ce n’est qu’à titre d’exception que la nature des emplois ou leurs conditions d’exercice peuvent justifier d’en exclure l’affectation de militaires féminins ». Elle n’a pas pourtant pas fait l’objet d’une restructuration en profondeur, en dehors de l’aménagement de dortoirs séparés… Dès le recrutement, rares sont celles qui sont encouragées à s’orienter vers des postes à l’avant. Pourtant en théorie, par arrêté du 12 décembre 2002, les restrictions d’emploi pour les femmes militaires ne se limitent plus qu’aux emplois à bord des sous-marins ; et quelques emplois de sous-officiers. Pas de sous-marin pour les femmes. La raison invoquée ? La promiscuité…
Réactions du ministère
Le lendemain de la sortie du livre, le ministre de la Défense Jean-Yves Le Drian annonçait l’ouverture d’une enquête interne sur les violences sexuelles commises au sein de l’armée, ainsi que « la mise en place d’une organisation simple et efficace pour améliorer la remontée d’informations sur ces sujets et en assurer un suivi fiable ». Poudre aux yeux ? Pour Leila Minano, l’une des deux journalistes ayant mené l’enquête : « C’est une manière de rabattre le couvercle et de faire un effet d’annonce, alors qu’il y a eu des réunions en catastrophe du cabinet et de la Commission de communication, deux semaines avant la sortie du livre, pour mettre en place des éléments de langage ».
Le paradoxe des minorités
Pas sûr que le livre contribue à détendre l’atmosphère entre les hommes et les femmes de la Grande Muette. De la dénonciation, à la généralisation de ce ces cas d’une violence extrême, il n’y a qu’un pas. Avec entre les deux, le risque de déshonorer encore un peu plus, une profession en déficit d’admiration. Comment dénoncer la situation, sans prendre le risque de stigmatiser des hommes respectueux de leurs consœurs, et d’attirer l’attention sur des femmes déjà en mal d’intégration ? Là est peut être le « paradoxe des minorités », expliqué par Patrick Lozès (premier président du Conseil Représentatif des Associations Noires de France) : « Pour pouvoir parvenir à l’invisibilité, les groupes minoritaires doivent passer par une étape d’hyper visibilité ».