LITTÉRATURE

Mo Yan, silencieux mais pas muet

Littérature étrangère  – La Chine avec Mo Yan

Reconnu pour son analyse du système politique de la Chine actuelle, Mo Yan, Guan Moye de son vrai nom, a marqué les esprits occidentaux en 2012, en remportant le prix nobel de littérature grâce à son roman Beaux seins, belles fesses. Qualifié par le journal Libération de étant un « écrivain monstrueusement doué », c’est avec toute sa verve poétique qu’il s’illustre de même dans son roman Le Chantier où la part belle est faite au monde du travail chinois des années 60, alors sous l’influence de Mao Zedong et de sa politique de la Révolution culturelle. Malmenés dans cet univers impitoyable, les personnages explorent alors leur propre profondeur, et ce, bien souvent, en manquant de sombrer dans une bestialité qui les guette impitoyablement.

Mo Yan par B. Cannarsa-Opale /Seuil ©

Mo Yan par B. Cannarsa-Opale /Seuil ©

 Ils sont peu nombreux, les intellectuels qui ont pu échapper à la grande purge contre “l’embourgeoisement” commandée par le dirigeant communiste, Mao Zedong, dans les années 60 et 70. Aujourd’hui en fuite, ou bien hier, ces silencieux qui n’ont pas été déportés dans les camps de concentration servant la grande Révolution culturelle, peinent encore à exprimer l’horreur de ces années de privations et de dictature. Traversant ce chaos avec la plus grande discrétion possible, Mo Yan appartient à la première génération intellectuelle d’après cette sanglante révolution prolétarienne censée contribuer au développement de la Chine et qui finalement, aura été une catastrophe pour le pays. On ne peut que rappeler qu’en 1966, Le Grand Timonier, comme aimait à se nommer Mao Zedong, se voyant gouverner l’empire de Chine, lança une politique où l’obéissance absolue envers le dirigeant et ses doctrines devait être respectée par le peuple, sous peine de déportation dans des camps de travail situés dans les cadres ruraux. Les membres de la “neuvième catégorie puante”, soit les intellectuels, ont bien évidemment tenté de résister face à l’incessant travail de propagande assuré par les jeunes recrues de la garde rouge, qui exhibant leur Carnet rouge, s’efforçaient de détruire toute pensée libre. Mais en vain. Provoquant la mort de près d’un million de personnes, cette période trouble est qualifiée par l’écrivain et peintre Gao Xingjang comme “une tentative de meurtre contre la culture chinoise” ainsi que de celui du mandarin : « au seuil des années 80 nous ne disposions même pas des formes de langage nous permettant d’exprimer autre chose que les vérités officielles » déclare l’écrivain, éclairant le seuil devant lequel une littérature muselée se tenait alors. Prenant sa plume la plus habile, Mo Yan se mit tout de même à écrire, sous couvert d’un symbolisme fort et livra, entre autres, le roman intitulé Le Chantier qui prend précisément corps durant l’époque de la Révolution Culturelle.

A mi-chemin entre une mise en scène théâtrale et une réflexivité digne d’un roman, ce récit plonge qui le lit dans un univers où l’incertitude prévaut, transformant l’espace et la temporalité en une vaste idée indéfinie où l’esthétique de l’effacement se fait reine. Le titre Le Chantier prend alors tout son sens dans cette intrigue gorgée d’ellipses où les souvenirs se mêlent directement au présent de la narration et perdent le lecteur qui peine à construire un fil logique reliant les épisodes s’enchaînant les uns aux autres, tout comme les ouvriers, eux, peinent à saisir le but de leurs efforts journaliers. A quoi donc doit servir cette route prolétarienne, cette révolution dont les contours, dessinés semble t-il il y a déjà une décennie, s’effacent ? L’ombre de l’échec plane alors sur ce groupement d’hommes, prisonniers  de cet espace et livrés en pâture à leurs vices les plus profonds. Observant d’un oeil avide les femmes marchandes s’aventurant jusqu’au chantier pour vendre leurs légumes, ce sont des hommes à la limite de la bestialité que le narrateur dépeint sans réserve. Torturés par le manque de nourriture et de rapports humains, leur primarité se réveille et tout à chacun peut devenir un jour, ou une nuit, l’un de ces chiens qui rôdent en meute autour du chantier et qui à la faveur de la lune, bercent les dormeurs avec des hurlements sauvages. La force de l’écriture de Mo Yan réside en ce travail sur l’intériorité des personnages, sur leur dualité et surtout, sur la juxtaposition de la figure animale sur celle humaine qui se confond, se perd en l’autre et sous couvert d’un symbolisme délicat, dévoile l’un des sujets le plus tabou de la révolution culturelle : le cannibalisme. Encore peu connu, car préservé des regards par un gouvernement chinois dépassé par l’ampleur qu’ont pris les dérives de la révolution culturelle, cet épisode du cannibalisme se retrouve dans l’oeuvre lors de l’abattage par une meute d’hommes, d’un chien noble et imposant, convoitise des ventres affamés des travailleurs. Se comparant eux-mêmes à des chiens tout au long du roman, ces hommes n’hésitent donc pas à se nourrir de leur semblable qui au demeurant, est aussi affamé qu’eux. Et le point majestueux du récit de Mo Yan est la réciprocité de cette dévoration de chair quand la nuit venue, Sun Ba abandonne son enfant de sexe féminin au milieu d’un temple en ruines. Cette enfant sacrificielle, condamnée par la politique de l’enfant unique, va servir l’alliance ultime entre les deux espèces qui perçoivent finalement qu’elles ne sont pas si éloignées que cela. Réflexion sur l’humanité et la bestialité, cette incursion dans les méandres de la nature humaine poussée dans ses retranchements, offre un nouveau visage de la littérature chinoise qui depuis l’année 1985, s’efforce doucement d’aller à la Quête de ses racines.

Mêlant réalisme et imaginaire, la plume de Mo Yan – qui signifie “celui qui ne parle pas” – crie, de manière poétique, une histoire vraisemblable qui aurait pu prendre corps dans l’une des périodes les plus sombres de la Chine. Menée avec finesse et intelligence – qui sont les ingrédients élémentaires pour échapper à la censure cette intrigue publiée en 1986, soit dix ans après la mort de Mao Zedong, témoigne comme l’un des exemples d’une littérature contemporaine qui tente de s’approprier de nouveaux codes et de s’affranchir du poids du silence. Cette parole retrouvée figure aux côtés de celle des Poètes Brumeux, beaucoup plus virulente, qui aura conduit ses quatre faiseurs de mots dans un exil forcé.

Maître ès lettres. Passionnée par la littérature et les arts | m.roux@mazemag.fr

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