CINÉMA

Tomboy don’t cry

En ces temps de crises, ce ne sont décidément pas les polémiques qui manquent et nul n’est à l’abri, pas même la crème du cinéma d’auteur français. Après le scandale sur La Vie d’Adèle d’Abdellatif Kechiche, c’est au tour de Tomboy de Céline Sciamma de se faire lyncher. Sorti en 2011, le film raconte l’histoire d’une petite fille qui se fait passer pour un petit garçon le temps d’un été au sein de son nouveau quartier. Trop, c’est trop, pour le mouvement catholique intégriste Civitas qui appelle le 17 février au boycott de la diffusion du film le 19 février par Arte. Selon Civitas, “Tomboy, film de propagande pour l’idéologie du genre n’a sa place ni à la l’école ni à la télévision”. Les téléphones ont sonné au siège de la chaîne franco-allemande mais cette dernière n’a pas cédé à la pression et a maintenu la diffusion du film car selon ses mots : « le film vaut mieux que ça. » 

Lors de sa sortie en salle en avril 2011, il a été salué unanimement par la critique et a reçu une pluie de prix un peu partout à travers le monde dont le Grand prix au Festival international du film d’Odessa, le Prix du jury aux Teddy Awards de Berlin, le Prix du public au Panorama du cinéma européen de Meyzieu et le Prix de la meilleure actrice pour Zoé Héran au NewFest de New York pour ne citer qu’eux. Ceci dit, le film n’en est pas à sa première attaque car le scandale autour de Tomboy a éclaté à l’automne dernier, après le long et fastidieux débat autour du Mariage pour tous puis des « gender studies ». La raison de ce soudain engouement ?  Le film a été inscrit au programme École et cinéma, conçu avec le Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC) mis en place par les ministères de l’Éducation Nationale et de la Culture pour sensibiliser les élèves de primaire au cinéma ; le catalogue inclut quatre-vingt cinq films finement sélectionnés, tels que “Peau d’âne” de Jacques Demy, “La Belle et la bête” de Jean Cocteau ou encore “Le voyage de Chihiro” de Hayao Miyazaki. Et depuis, cela suscite la colère d’associations catholiques et l’indignation des parents d’élèves qui ont écrit à l’Éducation Nationale pour arrêter la diffusion du film qu’ils qualifient de « prosélytisme homosexuel ». Avec les réseaux sociaux, la polémique prend de plus en plus d’ampleur jusqu’à la mise en ligne d’une pétition par CitizenGo, une fondation au service d’une conception chrétienne de la personne et de l’ordre social. Tout cela ne reviendrait-il pas finalement à un litige entre deux conceptions différentes de l’école ? L’école républicaine n’est pas seulement un lieu pour apprendre à compter aux enfants, c’est aussi et surtout une fenêtre sur le monde pour cultiver leur ouverture d’esprit, une fenêtre qui conduit chacun à l’acceptation d’autrui et à l’acceptation de soi-même. De plus, si certains parents réactionnaires s’opposent farouchement à la diffusion de Tomboy dans les écoles, les enfants qui sont les véritables concernés ont en revanche beaucoup aimé le film.

Si ces derniers ont autant apprécié, c’est parce que la mise en scène de Sciamma est à hauteur d’enfant. Tourné avec l’appareil photo reflex Canon 7D pour plus de maniabilité, le film tente d’être le plus proche de son sujet. Toujours dans une volonté pour la cinéaste de capter l’énergie de l’enfance, le tournage s’est effectué rapidement, en vingt jour, avec une cinquantaine de séquences et deux décors. Tomboy, c’est d’abord un film sur les impressions et les sensations de l’enfance, le temps d’un été entre une forêt et une banlieue résidentielle. Il n’a suffit que de quelques plans (une nuque, une main, un plan rapproché sur le protagoniste) avec la caméra, fluide comme un oiseau, pour que l’on suive et adopte le point de vue de Laure. Jusqu’à la quinzième minute du film, le spectateur ignore si c’est un garçon ou une fille, Céline Sciamma joue de cette ambiguïté en s’intéressant à cette période pré-pubère où le corps est androgyne. C’est précisément à partir de cette androgynie que survient l’élément déclencheur qui prend la forme d’un mini quiproquo. Quand Lisa lui demande « t’es nouveau ? », Laure est amenée à mentir sur son identité, elle devient Michaël et entraîne avec elle le spectateur dans sa supercherie et comme dans toute supercherie, on doit constamment surenchérir pour ne pas tomber dans son propre piège. Le suspense du film est alors posé, fonctionnant comme un polar, l’on se demande : « quand Laure sera-t-elle démasquée ? » Le corps de Laure est autant androgyne qu’il est libre, libre des carcans sociaux, des codes du genre, allant même jusqu’à avoir la possibilité d’incarner Michaël avec facilité. « Comme un garçon », elle peut enlever son t-shirt, cracher par terre, jouer au football et susciter l’œil admiratif de Lisa. Comment expliquer que la petite sœur préfère jouer à la danseuse alors que la grande sœur préfère jouer au football ? Pour la cinéaste, « cela participait à la réflexion sur le libre arbitre des enfants, leur autonomie, leur capacité à s’inventer, sans aucun déterminisme lié à l’éducation familiale. ». Pour elle, « l’air du temps voudrait nous faire croire qu’on pourrait appliquer une théorie au monde, avec des slogans du style “ne touchez pas à nos stéréotypes de genres”. C’est l’inverse. Tomboy montre la variété, et l’unicité de chaque enfant. On remarquera que la bande d’amis dans le film est composée de manière assez hétérogène, les enfants étant d’origines différentes et d’âges différents, chaque enfant est filmé dans son unicité et sa spécificité, d’autant plus que les caractères de chaque individu s’extériorisent d’avantage lorsqu’il est au sein d’un groupe.

Zoé Héran, Jeanne Disson dans Tomboy

blogs.furman.edu

Les questionnements de l’identité sont des thèmes chers au cinéma de Sciamma qu’elle a déjà traités à travers son premier long-métrage aqueux Naissance des pieuvres (réalisé à partir de son scénario de fin d’étude à La Fémis – École Nationale Supérieure des Métiers de l’Image et du Son, l’une plus prestigieuses écoles de cinéma françaises) ; même si Tomboy est plus solaire, les deux films possèdent quelques similarités majeures. Ce sont tous deux des récits initiatiques se déroulant pendant l’été dans une banlieue résidentielle, tournant autour de deux pôles majeurs : l’amitié et l’amour, dans lesquels les protagonistes s’affirment pour être-au-monde. Néanmoins si la dimension familiale est totalement absente dans Naissance des pieuvres, engloutissant ses trois protagonistes dans une eau intemporelle sans figure parentale, elle est beaucoup plus présente dans Tomboy à travers les parents aimants et la petite sœur enjouée de Laure. Sciamma choisi ici de développer une relation très forte entre les deux sœurs, où une osmose et une complicité semble être à son paroxysme (Laure ira jusqu’à se battre avec un garçon de la bande car ce dernier a offensé sa petite sœur). Comment expliquer alors que Jeanne (six ans), arrive à comprendre quasiment instantanément la supercherie de sa grande sœur et en devient même l’habile complice ? (Quand leur mère dit : « ils sont gentils les copains de Laure de jouer avec toi … » Jeanne répond : « oui mais mon préféré c’est Michaël »). Ici Sciamma, au regard très juste, montre subtilement la capacité de compréhension supérieure de l’enfant de par son œil vierge, par rapport à l’adulte dont le regard est souillé par toutes sortes de représentations et qui entraîne inexorablement un jugement – même inconscient. Lorsque la mère de Laure découvre enfin toute la mascarade de cette dernière, elle lui demande d’abord « pourquoi t’as fait ça ? ! » bien que par la suite, elle lui expliquera que ce n’est pas tant le fait de jouer au garçon qui lui pose un problème, mais le mensonge. Le compte à rebours de la rentrée scolaire est lancé, la fin de l’été rime avec la fin des vacances et d’une certaine liberté, notamment celle que les jeux de rôles permettent. Si Tomboy possède une volonté réaliste, il se rapproche également du conte par une mise en scène épurée où ses protagonistes évoluent dans un lieu intemporel : la forêt. La forêt, polyvalente ici, est à la fois une aire de jeux, un théâtre de la cruauté des enfants et une échappatoire – après que Laure a dû révéler son véritable sexe à Lisa, c’est vers la forêt qu’elle se réfugie et par un superbe panoramique, là où elle délaissera sa robe bleue sur un des arbres. L’efficacité, la pertinence et la finesse de l’écriture de Sciamma sont remarquables tout au long du film jusqu’à la magnifique scène finale qui, filmée sous un grand arbre, marque une sorte de rédemption de Laure au monde par l’introduction d’un dialogue symbolique dans sa simplicité : – Lisa : « Comment tu t’appelles ? » – « Laure ».

Porté par des jeunes acteurs en état de grâce de par leur naturel débordant de vie, Sciamma signe avec son second long-métrage une histoire simple traitée avec la subtile justesse que l’on lui connait désormais, tout en prenant soin d’éviter de tomber dans la psychologie facile ou le misérabilisme. En s’ancrant dans un présent à travers un travail remarquable de la reconstitution des impressions et des sensations, le film évite le pathos nostalgique dont la plupart des films sur l’enfance souffrent. Tomboy est un grand film et il faut croire que même les plus grands ne sont jamais à l’abri des attaques injustes de la part des mouvements intégristes. Le comble est qu’après tous les efforts de l’Institut Civitas à déprogrammer le film d’Arte (allant jusqu’à publier sur leur site les numéros de téléphones et l’adresse de la chaîne, incitant ses partisans à faire pression sur cette dernière), on apprend que cet appel à la censure a finalement joué en faveur de sa diffusion car Tomboy a été regardé par 1,4 million de téléspectateurs, soit 4,9 % de part d’audience (Arte a ainsi vu son audience doubler par rapport à son audience habituelle du créneau horaire du mercredi soir) ! Cette victoire, parlant d’elle-même, lève un poing d’honneur à cette vaste polémique qui se résume en un mot : vaine. Si Tomboy est une ode à la poésie de l’enfance, elle la représente aussi dans sa cruauté, tout en interrogeant la construction de l’identité à la frontière des genres. Céline Sciamma fait indéniablement partie des plus beaux espoirs du cinéma français. Un cinéma dont l’ambition est plus grand que le réalisme : il recherche la vérité. Cette approche du septième art tente de mettre en scène des personnes bien plus que des personnages, dans leur authenticité et dans leur unicité, tout en les gardant en mouvement, en vie. Quand le pari est relevé comme ici, il n’y a aucun doute : Sciamma rime avec cinéma.

Co-rédaction avec Benoit Michaely.

"Ethique est esthétique." Paul Vecchiali

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