SOCIÉTÉ

La Constitution tunisienne de 2014, preuve d’un processus de transition démocratique terminé ?

La mise en place de la Constitution de 2014

C’est lors d’une séance plénière que les articles de l’actuelle Constitution ont été débattus l’un après l’autre entre décembre 2013 et janvier 2014. L’examen en a été retardé pour cause de débat houleux. La Constitution tunisienne a finalement été adoptée le 26 janvier 2014 par l’assemblée constituante élue le 23 octobre 2011 à la suite de la révolution qui a renversé le président Zine el-Abidine Ben Ali. Ce texte met ainsi fin à une année d’agitation politique marquée par six mois de paralysie institutionnelle due à l’assassinat en juillet d’un député d’opposition, attribué à la mouvance jihadiste. Elle succède ainsi, le 10 février 2014, à la loi constitutive du 16 décembre 2011 qui organisait provisoirement les pouvoirs publics après la suspension de la Constitution de 1959. Il s’agit de la troisième Constitution de l’histoire moderne du pays, faisant suite aux constitutions de 1861 et de 1959. Le texte final, de 146 articles organisés en dix chapitres, a été adopté par l’assemblée nationale constituante (ANC) avec une quasi-unanimité : 200 voix pour, douze contre et quatre abstentions. Le lendemain, le texte a été signé par le président de la République, Moncef Marzouki, le président de l’assemblée constituante, Mustapha Ben Jaafar, et le chef du gouvernement sortant, Ali Larayedh, au cours d’une cérémonie au siège de l’assemblée.

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AP / Aimen Zine

Les points clefs

La Constitution instaure, dans son préambule, « un régime républicain démocratique et participatif dans le cadre d’un État civil et gouverné par le droit et dans lequel la souveraineté appartient au peuple qui l’exerce sur la base de l’alternance pacifique à travers des élections libres, et du principe de la séparation et de l’équilibre des pouvoirs ». Elle s’inscrit ainsi dans « les objectifs de la révolution, de la liberté et de la dignité, révolution du 17 décembre 2010-14 janvier 2011 ». Elle est le fruit d’un compromis entre le parti islamiste Ennahda (à la tête du gouvernement) et les forces de l’opposition. Elle consacre un exécutif bicéphale, accorde une place réduite à l’Islam et, pour la première fois dans l’histoire juridique du monde arabe, introduit un objectif de parité hommes-femmes au sein des assemblées élues. Ce dernier critère, conjugué aux nombreuses dispositions progressistes du texte telle que l’égalité entre citoyens et citoyennes, la civilité de l’État, ou encore la liberté de conscience ont conduit la communauté internationale à chaleureusement saluer la nouvelle Constitution et l’avènement de la seconde république tunisienne. Ce progressisme a également conduit au départ volontaire des islamistes d’Ennahda du pouvoir, qui ont laissé la place à un cabinet d’indépendants dirigé par Mehdi Jomaâ. Nous allons ainsi revenir sur les points clefs de cette nouvelle constitution : les institutions, la place de l’islam et celle de la femme.

Les institutions

La Tunisie s’est dotée d’un régime parlementaire mixte. Le président de la République, élu pour cinq ans au suffrage universel direct, dispose de certaines prérogatives comme dissoudre l’Assemblée des représentants du peuple et retoquer des textes de lois. Il dispose également d’un domaine d’affaires réservé (défense, sécurité nationale, politique étrangère). Il exerce le pouvoir exécutif conjointement avec le chef du gouvernement, issu du parti ou de la coalition électorale arrivé en tête des élections législatives, désigné par le président.

Le pouvoir législatif quant à lui est exercé par le peuple à travers ses représentants à l’Assemblée des représentants du peuple ou par voie de référendum. Les membres de l’Assemblée sont élus au suffrage universel direct pour un mandat de cinq ans. L’Assemblée peut présenter une motion de destitution du président de la République en cas de violation de la Constitution et voter une motion de défiance contre le gouvernement.

Marquée par des décennies au pouvoir du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), le parti de l’ex-président Ben Ali, les représentants tunisiens ont introduit des garanties pour le respect du pluralisme politique en réaffirmant les droits de l’opposition au sein de l’Assemblée des représentants du peuple. De plus, une Cour constitutionnelle a été créée. Avancée fondamentale, elle permet de limiter le pouvoir législatif dans le cas d’un abus ou du vote d’une loi anticonstitutionnelle, c’est-à-dire qui irait à l’encontre des droits ou libertés fondamentales affirmés dans la constitution. Enfin, ont également été créées cinq autorités constitutionnelles et indépendantes de régulation : droits de l’Homme, médias, élections, bonne gouvernance et lutte contre la corruption, environnement.

La religion dans la nouvelle constitution

Le préambule reconnaît « l’attachement [du] peuple aux enseignements de l’islam et à ses finalités caractérisées par l’ouverture et la modération, des nobles valeurs humaines et des principes des droits de l’homme universels ». Bien que la place de l’islam comme religion du pays soit affirmée, la charia – la loi islamique – n’est pas mentionnée comme source de droit, tandis que la nature civile de l’Etat est réaffirmée. Il faut cependant noter que seuls les électeurs de confession musulmane peuvent se présenter à l’élection présidentielle.

La reconnaissance de la « liberté de croyance [et] de conscience » évoquée un peu plus haut constitue tout de même une grande avancée. De plus, les islamistes n’ont pas obtenu que soit inscrite dans la Constitution la criminalisation des atteintes au sacré, mais l’État a pour obligation de « protéger les sacrés ».

Les femmes

La Constitution tunisienne est, dans le monde arabe et musulman, le texte garantissant le plus de droit pour les femmes. Comme nous l’avons évoqué plus haut, un objectif de parité hommes-femmes a été introduit au sein des assemblées élus. De plus, l’article 40 affirme que « tout citoyen et toute citoyenne ont le droit au travail dans des conditions décentes et à salaire équitable ». Le texte protège également les acquis de la femme, le principe de parité et la lutte contre les violences faites aux femmes.

La visite de François Hollande

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atlasinfo.fr

Afin de célébrer son adoption, près d’une quarantaine de chefs d’État, têtes couronnées et dignitaires, invités par le président Moncef Marzouki, se sont rendus à Tunis. De même, le chef d’État français François Hollande, qui avait rendu visite au pays il y a sept mois, s’y est de nouveau rendu. Il s’agissait du seul chef d’État européen présent.

Le président français François Hollande a salué vendredi 7 février à Tunis la nouvelle Constitution tunisienne, « texte majeur », estimant qu’elle peut « servir d’exemple à d’autres pays » et qu’elle prouve que « l’islam est compatible avec la démocratie ». Il a déclaré, devant l’ANC : « Vous incarnez l’espoir dans le monde arabe et bien au delà », vantant « un pays hospitalier, accueillant, beau et démocratique ». Une loi électorale devant toujours être adoptée afin de pouvoir organiser des élections, le président a également souligné l’importance des défis qui attendaient encore le pays.

“Notre espoir est que la Constitution et la formation d’un gouvernement permettent de donner plus d’ampleur à la coopération bilatérale”, souligne la France, qui entend rester le premier partenaire commercial de la Tunisie, le pays comptant 1.300 entreprises françaises représentant 125.000 emplois. Ainsi, la visite du président François Hollande a également été l’occasion de faire oublier l’image laissée par l’ex-président Nicolas Sarkozy. Ce dernier avait en effet été accusé d’avoir soutenu jusqu’au bout le régime déchu de Zine El Abidine Ben Ali.

 Une transition démocratie complète, ou un pas en avant dans le processus de démocratisation du pays ?

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mag14.com

Pierre Vermeren, spécialiste du Maghreb (interviewé par L’Express dans l’article « Constitution : La Tunisie dispose désormais des instruments pour édifier un État de droit » de Romain Rosso publié le 29 janvier 2014) met en avant trois aspects majeurs de l’adoption de ce texte. D’une part, il s’agit d’un événement historique majeur qui met fin à une révolution et un contexte politique tendu. En effet, et c’est là son second point, cette constitution représente le compromis entre deux forces politiques antagonistes avec, d’un côté, un camp libéral et laïc qui s’est renforcé, et de l’autre, un camp islamiste qui n’envisageait pas la politique comme un espace de négociation. Cependant, la peur de la guerre civile – comme la situation actuelle en Syrie – a permis aux deux forces politiques de ravaler leur fierté et de travailler à l’unisson pour leur pays. Enfin, Pierre Vermeren souligne l’importance du fort aspect progressiste de cette nouvelle constitution. En effet, elle est la première constitution du monde arabe à affirmer la liberté de conscience, de même que l’égalité homme-femme en matière de droits civiques. Il ajoute : « Si l’on ajoute l’indépendance de la justice et la liberté de la presse, la Tunisie dispose désormais des instruments pour édifier un État de droit. C’est sans précédent. ».

Cependant, on peut se demander si l’adoption de ce texte suffit à la garantie de l’achèvement du processus de démocratisation du pays. Pour le spécialiste, ce n’est pas le cas. En effet, voter un texte est une chose, l’appliquer en est une autre. L’antagonisme des forces politiques évoqué ci-dessus va probablement être le fruit de nombreux points de débats et de désaccords, sans oublier qu’étant constituée de 146 articles, les possibilités de recours pour cause d’ambiguïté de la Constitution risquent d’être nombreuses. De plus, la crise politique qui s’est ouverte après les assassinats des députés d’opposition Chokri Belaïd et Mohamed Brami n’est toujours pas terminée. Il faut également ajouter à cela le fait que la population traverse une crise à la fois économique, sociale et sécuritaire, or, avec un gouvernement constitué de technocrates, celui-ci risque de se voir contester. Enfin, le gouvernement n’est pas totalement stable. Non seulement la nouvelle loi fondamentale vient à peine d’être votée, mais surtout, les leaders de chaque camp sont âgés, et leur succession peut ainsi causer de nouveaux problèmes, notamment pour celle de Rached Ghannouchi, à la tête du groupe islamiste.

Quant aux Islamistes, ils restent le premier groupe politique au Parlement jusqu’aux nouvelles élections. A peine sortis des gêoles de Ben Ali, et effrayés par le sort qu’ont subit les Frères Musulmans en Égypte, les islamistes tunisiens ont opté pour une modération de leur politique en fin de mandat, ce qui a permis à Ennahda de repasser en tête des intentions de vote dans les sondages. Cependant, ils ne pourront obtenir la majorité absolue aux prochaines élections, créant un équilibre des forces qui les forcera au compromis, et qui pourra éviter l’islamisation de la Tunisie.

L’affaire Jabeur Mejri, premier test d’application des principes de la nouvelle Constitution ?

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Cependant le tableau de cette nouvelle Constitution n’est pas tout blanc. Malgré l’adoption d’un texte aux mesures plus progressistes, Jabeur Mejri est toujours enfermé, et Moncef Marzouki refuse de le libérer. Ce jeune chômeur avait été condamné en mars 2012 à sept ans et demi de prison et 1 200 dinars (550 euros) d’amende pour avoir publié sur sa page Facebook des pamphlets contre l’islam assortis de caricatures du prophète. Son ami, Ghazi Béji, poursuivi pour avoir fourni les dessins, a été condamné à la même peine par contumace. En fuite, il a obtenu en juin l’asile politique en France après un voyage mouvementé. Jabeur Mejri, quant à lui, a épuisé tous les recours judiciaires. Il ne peut plus compter que sur la grâce présidentielle qui lui a été promise par Marzouki, à plusieurs reprises. Mais la libération se fait attendre. Le président invoque deux raisons : la sécurité du détenu, au vu de menaces de mort qui pèsent sur lui, et le “bon moment politique”, car il craint des agitations salafistes dans cette période charnière de la transition. La possibilité de l’envoyer en prison est également étudiée, c’est pour cela que Mejri, ce « prisonnier d’opinion », selon Amnesty International, a rempli une demande de visa. Mais pour le moment rien n’est fait.

Afin d’en finir avec une attente dont ils ne voient pas la fin, les membres de son comité de soutien ont lancé une campagne internationale de caricatures pour attirer l’attention sur son cas, profitant de la présence de nombreux dirigeants étrangers. Quant à Human Rights Watch, qui y voit un premier test pour l’application pratique du nouveau texte, l’ONG déclare dans un de ses communiqués : « Alors que, dans ce texte fondateur, la liberté d’expression et de conscience sont présumées garanties, le maintien en détention de Jabeur Mejri est contraire à l’esprit et au texte de la Constitution ».

Attachée de presse de cinéma et blogueuse, je fais partie de l'équipe de Maze depuis plus de quatre ans maintenant. Le temps passe vite ! Je suis quelqu'un de très polyvalent: passionnée d'écriture ("j'écris donc je suis"), de cinéma (d'où mon métier), de photo (utile pour mon blog!), de littérature (vive la culture !) et de voyages (qui n'aime pas ça?). Mon site, www.minimaltrouble.com, parle de développement personnel, de productivité, de minimalisme mais aussi de culture :)

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