Objet littéraire existant depuis l’Antiquité, le roman est encore aujourd’hui incontournable. Un succès certainement dû à une technique et à un langage très particuliers. Explications autour de ce genre qui sublime et transforme le monde.
“Le roman est le seul genre en devenir et encore inachevé. Il se constitue sous nos yeux” écrit Mikaïl Bakthine dans Esthétique et théorie du roman. En tant que genre en constante évolution, suivant l’évolution de l’Homme et de sa langue (étant aussi responsable de cette évolution), il concurrence la création par son aptitude à remuer la vie pour “lui recréer sans cesse de nouvelles conditions et en redistribuer les éléments” (Marthe Robert, Roman des origines et origines du roman). Le roman prend donc la vie humaine comme milieu d’expérimentation et d’exploration. C’est ainsi que Mikhaïl Bakthine écrit que “Dans le roman se réalise la reconnaissance de son propre langage dans un langage étranger, la reconnaissance dans la vision du monde d’autrui de sa propre vision”. L’opposition de langage propre et langage étranger, de vision du monde d’autrui et de sa propre vision, dans la construction chiasmique de la phrase, reliée par la répétition de “reconnaissance” laisse penser que le roman aurait ce pouvoir de réconcilier les voix et les visions. Il continue “Dans le roman s’opère une traduction idéologique du langage d’autrui, le dépassement de son étrangeté qui n’est que fortuite, extérieure et apparente”.
En isolant une partie d’un dialogue romanesque, rien n’empêche de le rapprocher de la langue ordinaire. Alors où se situe la séparation entre la langue parlée et le langage du roman ? Ce qu’interroge le roman n’est pas le réel, et donc en aucun cas la langue orale. Plus exactement c’est là où la langue orale va faire silence que va commencer le mystère qu’interroge le roman. Roland Barthes ans L’écriture du roman apporte une réflexion éclairante sur cette dissociation “L’écriture du roman : une représentation vraisemblable. Fabulation crédible et pourtant sans cesse manifestée comme fausse. (…) Le roman c’est l’irréel même du langage, ou plus exactement, bien loin d’être une copie analogique du réel, le roman c’est la conscience même de l’irréel du langage”. Il y a donc recherche dans le roman de cette langue enfouie et dissimulée, qui est la même pour tous, par-delà l’étrangeté qui n’est qu’apparente. C’est évidemment la recherche de Marcel Proust. Le langage de l’autre c’est d’abord sa subjectivité à laquelle je n’ai pas accès. C’est seulement dans sa matérialisation que s’opère la reconnaissance. Dans Le Temps Retrouvé, il écrit : “Ne vient de nous-même que ce que nous tirons de l’obscurité qui est en nous et ne connaisse pas les autres”. Recherche de notre langue, qui ne se fait que lorsque nous avons fait silence. Retrouver sa voix entre tous les hommes, mais la faire disparaître dans l’écriture, pour que les subjectivités se reconnaissent. Cette reconnaissance dont parle Mikhaïl Bakthine c’est précisément d’avoir laissé parler la vie pour que la communication puisse s’établir.
Le roman porte en lui l’image d’un temps, d’une civilisation, et d’une société. Le langage du roman réaliste n’a pas pour objectif la simple description des faits, mais la recherche d’une juste adéquation entre la signifiance des mots et la visibilité des choses. Bret Easton Ellis, souvent désigné par les critiques comme d’un écrivain du vide n’écrivant sur rien, reflète à travers ses romans dans un style flaubertien la phraséologie d’une décennie, un style qui est “comme une micro-histoire d’une langue” (cf. Art Presse). Dans le roman American Psycho qui révèle l’existence dénuée de sens dans une société du vide du protagoniste Patrick Bateman, Bret Easton Ellis établie l’histoire d’un langage. La question de l’altérité du langage étranger est posée par Jean-Gérard Lapacherie qui dans un article consacré à la langue française, dans le colloque international Sorbonne Le roman au tournant du XXIe siècle, parle du langage comme du lieu où se déploie l’écriture, sans limite et sans borne, puisque dans la langue française les langues peuvent se mouvoir. Ahmadou Kourama pour Le soleil des Indépendances a choisi le français pour exprimer la langue malinkaise à l’écrit et dans l’apparence étrangère de la langue nous y trouvons les lieux et les voix d’une reconnaissance. Au-delà de toutes les luttes politiques de Fama défendant son honneur, ce que recherche Kourama, c’est cette traduction idéologique dont parle Bakthine. Donner une habitation et un nom aux langues dans le langage scripturaire du roman semble être la recherche infinie de tout engagement littéraire.
Le roman participe donc à la création du monde humain et commun. C’est Jacques Rancière qui dans sa thèse au chapitre “Hypothèse” dans La politique de la littérature explique que la politique de la littérature n’est pas celle des écrivains et de leurs engagements dans les différentes luttes politiques de leur temps mais le fait que la littérature fait de la politique en tant qu’elle même. S’appuyant sur ce constat on remarque que bien indifférent de savoir quelle était l’idéologie de Flaubert, on s’intéresse davantage à l’idéologie de sa prose qui est “démocratique”. En tant que telle, elle n’établit aucune distinction entre les Hommes et les choses, et où Jean-Paul Sartre parlait de “pétrification” on voit que c’est toute une histoire et langue qui se retrouvent figées dans le langage de Flaubert.
Quelle meilleure image dans un roman que celle de son personnage qui est doué de réflexion, de sentiments et de parole. Le personnage de roman c’est l’illustration même de l’élément permettant une reconnaissance du langage. Dans le Paysan parvenu de Marivaux, la reconnaissance de son propre langage dans le langage étranger s’effectue dans les réflexions à la première personne d’un narrateur interne et subjectif. Encore une fois c’est Marcel Proust dans Du côté de chez Swann, “Combray”, qui vient décrire, au travers du narrateur, lui-même personnage, cette analyse : ” C’étaient les évènements qui survenaient dans le livre que je lisais ; il est vrai que les personnages qu’ils affectaient n’étaient pas « réels », comme disait Françoise. Mais tous les sentiments qui nous font éprouver la joie ou l’infortune d’un personnage réel ne se produisent en nous que par l’intermédiaire d’une image de cette joie ou de cette infortune ; l’ingéniosité du premier romancier consista à comprendre que dans l’appareil de nos émotions, l’image étant le seul élément essentiel, la simplification qui consisterait à supprimer purement et simplement les personnages réels serait un perfectionnement décisif. ». C’est ainsi que le personnage de Fama, de par son langage et son évolution, représente à lui seul l’image de la lutte, de la haine des frontières ou du dégout des indépendances, que Don Quichotte représente la rêverie où que Meursault est l’image même de l’indifférence et tous ces sentiments s’articulent au sein de l’image dans lequel le personnage est entrainé mais permettant l’inter-connectivité entre notre propre langage et le langage étranger.
Il semble clair que le roman et un genre où s’effectue un partage du sensible et de l’humanité. Le roman se confond alors dans notre langage et le construit, le distingue. Jean Paul Sartre dans François Mauriac et la liberté écrit : « Le roman ne donne pas les choses, mais leurs signes. Avec ces seuls signes, les mots, qui indiquent dans le vide, comment faire un monde qui tienne debout ? (…) Car un livre n’est rien qu’une grande forme en mouvement : la lecture. “. De ce mouvement le romancier va en faire la substance de ses personnages, de ses dialogues, de ses images, de son oeuvre pour que s’établisse la reconnaissance. Et toutes les images romanesques qui ont introduit le langage ordinaire prouvent aussi bien la communication qui s’établit entre les langages dans le roman, mais aussi le pouvoir du langage romanesque à intégrer, à faire évoluer la langue orale.
N’était-ce pas que le roman avait la particularité d’être écrit par un Homme pour tous les Hommes, de participer à l’édification du monde, et à la reconnaissance des visions et des langues que Prinmo Levi choisit le genre romanesque pour écrire Si c’est un homme ou que Emmanuel Levinas écrit Difficile Liberté avec une verve romanesque ? Quelque soit l’étrangeté de sa langue, de notre intériorité, c’est dans le roman que s’opère la réconciliation, la reconnaissance de son propre langage dans un langage étranger, de sa propre vision dans la vision du monde d’autrui. C’est dans la phraséologie du roman que se développe toute une édification du monde. Richard Millet, réfléchissant sur son roman La gloire des Pyrthres dans Le sentiment de la langue écrit : « Oui nous sommes bien à l’écoute d’une lamentation sur le désastre, mais davantage à l’écoute de l’accompagnement (où langue et musique n’ont plus de sens) de notre murmure intérieur, ce tremblement où toute langue finit par faire silence pour laisser place au bruissement du recueillement et de l’apaisement. Frémissement qui nous rappelle notre précarité et, le temps de l’écoute (et souvent dans le silence qui suit) nous donne l’étrange et irrépressible sentiment de bonheur triste qui n’est peut-être rien d’autre que la résignation à nos propres ténèbres ».