Vœux présidentiels
Basile Imbert
Un rayon de soleil d’hiver, d’un blanc froid mais d’une température brûlante, libéré par le déplacement d’un nuage gris, passa à travers les rideaux du bureau du Président de la République et vint se poser sur la surface du meuble qui avait donné son nom à la pièce. Le maître des lieux était assis à sa place, le dos droit, les épaules raides, comme le suppose la tradition de la fonction. Face à lui, son chef de cabinet, enveloppé d’un costard moins foncé que celui du Président mais équipé d’une plus jolie montre argentée, écoutait l’avis du chef d’État sur son travail.
« Rien à dire, Dumoncel, sur les vœux aux Français que vous m’avez rédigés. Tout y est dans l’esprit de ce que je vous avais donné à travailler. Le retour prochain de la croissance, l’héritage encore présent du précédent quinquennat, mais surtout la touche finale sur notre programme spatial. Je suis content de vous. Quand enregistrons-nous tout ça ?
– Dans moins d’une heure. Votre coiffeuse est déjà là.
– Faîtes là entrer. »
L’huissier ouvrit la porte du bureau présidentiel à la coiffeuse officielle du chef de l’État, qui était aussi à ses heures perdues sa maîtresse. Elle passa du gel dans ses cheveux pour donner vigueur au pli qui avait fait l’identité du candidat lors de la dernière présidentielle, deux ans auparavant, qui avait vu l’élection de l’actuel locataire du palais de l’Élysée.
« Vous êtes parfait, Monsieur le Président.
– Merci. Vous pouvez disposer et me laisser seul avec Dumoncel. »
Les deux hommes attendirent que la coiffeuse disparut, puis ils discutèrent de la manière dont le Président devait prononcer ses vœux aux Français. Une fois que tout fut calé, ils se levèrent et se dirigèrent vers la bibliothèque où l’attendait l’équipe qui allait filmer la traditionnelle séquence de fin d’année. Le Président, souriant, salua tout le monde, du caméraman ou perchman, en passant par sa seconde coiffeuse qui vint renforcer avec de la laque le pli dans les cheveux noir du chef d’État. Ce dernier, tout en se faisant redresser la coiffure, conversait avec Delcours, son conseiller en communication.
« Que pensez-vous de laisser la fenêtre ouverte ? On voit le quartier d’affaires d’ici-là. Les buildings du quai d’Orsay se dessinent un peu à l’horizon. Ça montre bien l’image de la France moderne que je veux donner, non ?
– Je sais pas trop, Monsieur le Président, le paysage reste un peu gris avec l’hiver. C’est un peu cheum.
– Bien. Mais tous ces livres poussiéreux derrière moi ? Ça ne rime pas trop avec modernité.
– La modernité se base terriblement dans la force de notre France des Lumières, chérie, la France égalitaire et moderne où le progrès est au service de tous. »
La Première Dame, une actrice renommée qui avait fait un trait sur sa carrière le temps de la présidence de son époux, avait fait irruption dans la pièce. Elle passait ses journées à lire et à rencontrer des intellectuels, mais jouer lui manquait tout de même un peu. Le Président sourit en sa direction.
« Bon, va pour la bibliothèque. Commençons. »
Les caméras ronronnèrent. Le réalisateur hurla une espèce d’ « action ! » qui se voulait solennel en ces lieux, et en une occasion pareille. Le Président, l’esprit sans doute encore dans les traits du visage de son épouse, commença à parler le sourire aux lèvres.
« Mes biens chers compatriotes,
L’année 2043 s’achèvera ce soir à minuit. Ce fut une année rude et difficile pour notre belle Nation, car ce fut une année de redressement, de remise sur le droit chemin, dans la continuité de l’année 2042 où vous m’avez porté à la présidence de notre République. Je mesure les efforts qui ont été accomplis par chacun, tout comme je connais ceux qu’ils nous restent encore à accomplir pour poursuivre ce chemin de la refondation qui commence à porter ses fruits. J’aimerais commencer ces vœux en souhaitant que, puisque 2043 fut l’année de l’effort, 2044 soit l’année de la réussite. Notre pays, enfin repris en main quoiqu’on en dise, possède des atouts, comme en témoigne le tout nouveau quartier des affaires quai d’Orsay, construit en dix- sept mois seulement, que j’ai inauguré il y a de cela trois jours, ou le programme spatial Mars 2050, dans lequel je me suis pleinement engagé en tant que candidat à la présidence de la République, et que je poursuis maintenant en tant que Président. La première expédition de ce programme de terraformation et de colonisation de la planète rouge, notre planète sœur, à une heure où les ressources commencent à décliner, et à l’aube d’un futur proche où elles nous manqueront cruellement, disposées inégalement sur la surface du globe entre les États, sera sur pied au printemps 2044, et le premier vaisseau partira courant juin. Puisse l’année à venir être celle de la réussite, pour notre programme spatial comme pour nos militaires, dont je salue aujourd’hui le courage et la détermination sans égale. »
Le Président parla encore de chômage, de croissance, d’inflation, de plans de sauvetage à l’échelle européenne, et après trois tentatives, les vœux furent enregistrés dans une version qui plut enfin à toutes et à tous parmi l’équipe. Le Président se mit en route pour l’hôpital de province où il allait passer la nuit aux urgences, afin de montrer sa proximité avec le monde du travail et de la solidarité. Il fallait faire bonne mesure : les régionales étaient prévues pour juin 2044.
Une année passa. Les régionales furent une rouste monumentale pour la majorité présidentielle, et l’opposition de clamer une dissolution de l’Assemblée nationale. Le programme spatial Mars 2050 avait pris du retard à cause de l’intervention au Sahara qui avait obligé l’État à se serrer la ceinture et à réduire les subventions dans tous les domaines. Le premier vaisseau devait décoller pour janvier 2045.
Les cheveux plus gris, le Président accueillit Delcours et Dumoncel dans son bureau, pour retravailler les vœux aux Français.
« Parlons du changement de Premier Ministre comme un nouveau souffle pour le pays, sans omettre de saluer le travail accompli durant ces deux ans et demi par Jean-Michel Alma. Précisons que ce dernier continuera à œuvrer autrement pour la Nation, sans trop préciser, pour éviter qu’il reste dans la lumière. Il nous a fait perdre les régionales tout de même ce con ! »
Après avoir validé cette idée du Président, sans doute pour préparer le terrain à sa remarque, Dumoncel se risqua le premier à aborder le sujet tabou.
« Que dire à propos de Mars 2050 ?
– Vous devriez déjà le savoir, si vos compétences ne s’usaient pas un peu plus chaque jour, Dumoncel. »
Lorsqu’il se leva de son bureau pour marcher en direction de la caméra, le Président avait réussi à se montrer douze fois désagréable envers son directeur de cabinet qui – et il le savait bien, n’en avait plus pour longtemps à son service. Le chef d’État, coiffé, pomponné, prêt à passer à l’attaque leva le pouce. Derrière lui, fenêtre grand ouverte, la grisaille d’hiver s’étalait autour des buildings du quartier d’affaires. L’équipe commença à tourner.
La Marseillaise s’entonna, se déroulant dans sa succession de quartes belliqueuses, puis l’écran de tous les Français afficha la moitié supérieure de leur Président, qui marqua les esprits lors de son
allocution traditionnelle, notamment à travers les mots suivants, prononcés avec la lueur dans les yeux de l’homme qui sait mener les troupes.
« Rêvons plus loin encore, plus fort, plus grand. Ensemble, rêvons espace. Rêvons planète Mars. Pour 2045, je fais le vœu solennel d’être à la tête de la seconde Nation à planter son drapeau sur la planète rouge. Vive la République qui ose ! Vive la France qui croit en ses rêves ! »
Le Président tourna les talons à la caméra, empoigna le bras de sa femme au visage barré d’une petite ride qui n’était pas là l’année dernière et se rua vers la voiture qui devait l’amener au réveillon de ses amis promoteurs immobiliers, qui avaient su tirer profit de la construction du quartier d’affaires du Quai d’Orsay. 2045 n’était pas une année électorale : il n’était pas obligé de passer le nouvel an dans un hôpital.
Michelangelo Cloud, chef de cabinet du Président depuis la fin janvier, fixa l’écriture fine, à l’encre rouge de ce dernier sur les épreuves des vœux qu’il avait rédigé, dans le coin en haut à gauche de la première page : « merdique », pouvait-on lire en lettre capitale, suivi en minuscule, un peu en-dessous de « faîtes bien mieux ». Ses yeux fixèrent le plafond. Cela n’avait pas non plus été une année fameuse, mais au moins, malgré l’inflation, malgré la montée du chômage, et malgré les tensions dans le Golfe, le vaisseau de Mars 2050 était parti, comme prévu, le quinze janvier. Comme c’était l’année de l’amitié franco-espagnole, on avait baptisé ce dernier la Santa Maria, en mémoire de l’un des vaisseaux de Christophe Colomb dans sa première traversée de l’Atlantique. Le comité de veille pour la laïcité s’était prononcé contre, mais on avait fait le forcing nécessaire.
Cloud sursauta. Le Président était rentré dans son bureau, sans avoir été annoncé.
« Vous savez, quand je travaillais au Ministère du développement durable, comme plume pour le secrétaire d’État à l’énergie solaire, lors du second quinquennat du Président François Hollande, j’avais rendu un discours un quart d’heure en retard. J’ai été viré le jour d’après. Et j’ai pu me gratter pour obtenir un canton lors des élections qui ont suivi. Dois-je vous faire subir le même sort, Michmich ? »
Michelangelo Cloud ouvrit un tiroir et en sortit la seconde version des épreuves des vœux du Président.
« Voici, Monsieur le Président. »
Le Président ne prit même pas la peine de les lire. Le regard aussi calme que son bras droit tendu vers son chef de cabinet, il lança d’une voix douce mais déterminée :
« Vous pouvez recommencer. »
Interloqué, Cloud fixa le Président.
« Vous ne prenez même pas la peine de les lire ?
– La mission Mars 2050, dont vous parlez sans doute dans votre discours, est compromise. Je viens d’être mis au courant que, suite à une avarie dans le moteur nucléaire, et à un trou dans les voiles en panneaux photovoltaïques, le vaisseau a sombré dans les profondeurs galactiques de l’espace. »
Michelangelo plongea dans un drôle de silence, puis s’exclama :
« Nos gars sont morts ?
– Oui.
– Le vaisseau est donc perdu ?
– Oui, tout comme les milliards d’euros et d’eurobonds investis.
– Qu’allez-vous faire ?
– J’hésite. »
Ce ne fut que quelques heures plus tard, dans cette douzième journée avant le trente-et-un décembre, qu’on apprit que les petits vaisseaux de sauvetage embarqués à bord de la Santa Maria en cas d’urgence avaient émis un signal. Treize astronautes, dont cinq femmes, avaient réussi à survivre au désastre, et voguaient à travers le cosmos, en direction de Mars. Le Président réunit sur le champ une cellule de crise dans son bureau. Après un diaporama explicatif, le Général Auteuil, en charge de la gestion et de la surveillance du programme spatial lança.
« Ils sont à une dizaine de jours avant d’accoster, Monsieur le Président, et leur système de radio, bien qu’endommagé marche toujours. Le deuxième vaisseau peut être lancé et atterrir pour leur porter secours. Ils ont des vivres et de l’oxygène pour trois mois à bord des navires de sauvetage : si on les informe et qu’ils se rationnent, on peut les sauver en admettant que les vaisseaux décollent dès ce soir. Bien-entendu, cette opération aurait, selon les premiers calculs, un coût très élevé. Astronomique, si je peux me permettre l’expression en de telles circonstances. »
Le Président se gratta le menton, le visage bleui par la lumière du vidéo-projecteur.
« Bien. Bien. Je n’ai pas encore pris de décisions là-dessus. Parlez-moi maintenant des incidents le long du Golfe. Ou trouvez moi un général capable de m’en parler. »
Les vaisseaux se posèrent avec violence contre le sable de la planète Mars. La poussière rouge se retourna et s’emmitoufla autour des engins, alors qu’en sortaient les passagers, encore frappés par le choc de l’impact contre le sol. Le capitaine, dont la tête tournait encore, mais dont l’esprit restait clair, réunit ses astronautes.
« Bon ! Nous voilà enfin arrivés sur Mars. Il y a fort à parier que l’armée enverra dans les mois qui viennent un autre vaisseau nous chercher. En attendant, il faudra essayer de garder notre sang-froid, de ne pas nous battre entre nous, de rationner la nourriture et l’oxygène, de ne pas nous éloigner des vaisseaux et de rester unis. Julie, toi qui est en charge des stocks, peux-tu nous dire pour combien de temps nous avons de vivres et d’air ?
– Nous avons pour trois mois de chaque. Mais on peut bouffer les cactus et profiter de leur photosynthèse pour allonger ce temps.
– Bien. Branchons la radio pour en savoir plus sur notre situation. On aura peut-être plus de chance que ces derniers jours où nous n’arrivions plus à communiquer avec la terre. »
Ils eurent beau essayer, et ressayer, la communication avec la base à Kourou semblait avoir été rompue pour de bon.
« Branche toi sur la télé si tu peux, Marc. Il doit y avoir les infos à cette heure-ci. »
L’astronaute Marc bidouilla derrière l’écran de la salle des communications d’un des radeaux de sauvetage. Après de longues minutes en flocons de neige, une figure se dessina sur celui-ci.
« C’est le Président ! C’est le Président ! »
Ils chantèrent la Marseillaise pour se donner du courage, couvrant de leur chant la voix de leur patron.
« Je crois qu’il donne ses vœux aux Français. »
En effet, le Président était en train de formuler ses vœux pour 2046, mais les astronautes naufragés avaient raté le début. Le chef de l’État afficha soudain une mine désolée, mais déterminée et digne,
comme un homme politique digne de ce nom l’aurait fait pour lancer une mauvaise nouvelle tout en tirant profit.
« J’aimerais enfin rendre hommage aux quarante-quatre astronautes français de notre programme spatial Mars 2050 décédés dans le tragique accident à quelques jours seulement de leur but. J’ai eu la confirmation qu’aucun homme et qu’aucune femme à bord n’a hélas pu survivre. La Nation, reconnaissante pour ses enfants, baissera ses drapeaux durant une semaine et je m’engage à ce qu’une stèle commémorative soit déposée d’ici la fin de l’année au Panthéon à la mémoire de nos valeureux héros morts pour la France à des centaines de milliers de kilomètres de la Mère-Patrie. Puissent leur courage et leurs valeurs nous inspirer dans notre vie de tous les jours, mais aussi dans l’intervention que nous mèneront, conjointement avec les forces des Nations-Unies et de l’OTAN au Moyen-Orient dès février. C’est d’ailleurs dans un souci de réduire le train de vie de notre État bien-aimé, tout en continuant à assurer une politique extérieure offensive, comme je m’y engage devant vous aujourd’hui, que j’annoncerai en janvier la fin du programme Mars 2050, dont le financement ira soutenir nos troupes au Moyen-Orient, que je salue pour leur courage et leur détermination inégalés. Je vous souhaite, en ma qualité de Président de la République, une bonne année 2046, chargée par son calendrier électoral, que je commencerai pour ma part aux urgences de l’hôpital d’Aubervilliers où je m’en vais réveillonner. J’ai foi en cette France qui, acharnée au service de tous, ne nous abandonne jamais. Bonne année à toutes et à tous ! »