SOCIÉTÉ

L’inquiétante libération de la parole raciste

Une de Minute sur Christiane Taubira, comparaison de la garde des Sceaux avec « une guenon » par un enfant, suspension de candidats Front National aux municipales pour des dérapages verbaux… le climat raciste est exacerbé dans le pays ces dernières semaines. Poussée de fièvre ponctuelle ou retour sur le devant de la scène d’un racisme latent ?

La Marche vient tout juste de sortir dans les salles obscures, commémorant les trente ans de la marche des Beurs de 1983, ayant pour but de militer pour l’égalité et contre le racisme. Étrangement, le film semble furieusement d’actualité ces derniers temps, les faits de racisme se multipliant. Ce week-end, les organisations syndicales, étudiantes et les associations antiracistes appelaient à la mobilisation dans près de 100 cortèges qui ont défilé dans les plus grandes villes de France, notamment pour marquer leur désapprobation vis-à-vis des propos insultants tenus à l’endroit de la garde des Sceaux, Christiane Taubira : lors d’un déplacement, dans la fameuse Une de la feuille de choux que constitue Minute, par une élue FN…

Certes, d’aucuns considèrent que la flambée de racisme de ces derniers jours n’est qu’un « écran de fumée de la part du PS » pour occulter les « vrais » sujets politiques, comme l’a déclaré le secrétaire général de l’UMP, Jean-François Copé. Alors que d’autres ont pointé le climat de racisme ambiant qui pollue le société française, comme le journaliste de TF1, Harry Roselmack, qui a estimé, dans une tribune au journal Le Monde, qu’il « est ramené à sa condition de nègre ».

Mais, déjà, peut-on véritablement mesurer la réalité du racisme en France ? Oui, car chaque année, la Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme (CNCDH) rend un rapport sur le sujet. Mais, cette commission rappelle elle-même les précautions qu’il faut utiliser dans l’emploi de ces chiffres. En effet, simplement, il est assez difficile de s’accorder sur ce que recouvre le terme d’acte raciste. Ainsi, son dernier rapport rendu en mars pointe « l’inquiétante montée de l’intolérance » et en vient à la conclusion que les actes et menaces à caractère raciste ont augmenté en France de 23 % en 2012.

Alors, le racisme est-il de retour en France ? Poser la question ainsi relève d’une forme de naïveté, et pourtant, on a l’impression ces derniers jours de découvrir que les discriminations existent. Le racisme est toujours resté à un état latent dans la société, mais ces derniers temps, c’est la libération de la parole raciste qui effraie. Un racisme conjoncturel s’est ajouté à un racisme structurel. Dans certains domaines, le racisme est presque monnaie courante. C’est ce qu’avait illustré en 2011 la fameuse affaire des quotas en Equipe de France de football. A l’époque, le site Mediapart avait révélé que, durant une réunion de la Fédération Française de Football (FFF), certains dirigeants avaient évoqué la mise en place de quotas discriminatoires à l’entrée des centres de formation. Cela avait aussi pour but de réduire l’habitude qui consiste à voir jouer des footballeurs formés en France pour d’autres sélections nationales, dont ils ont aussi la nationalité. C’est notamment le cas dans les équipes du Maghreb, où de nombreux joueurs ont profité de leur binationalité. Ainsi, comme le précise Alain Jakubowick, président de la LICRA, la Ligue Internationale Contre le Racisme et l’Antisémitisme, « la banane est hebdomadaire dans le monde du football ».

Ce qui peut expliquer cette libération de la parole raciste, c’est en premier lieu sa banalisation sur la scène médiatique, en particulier parmi la classe politique. D’une certaine façon, le racisme est (re)devenu politiquement correct. Selon le président du CRAN (Conseil Représentatif des Associations Noires), Patrick Lozès, cette dérive remonte au débat sur l’identité nationale lancé en 2009, sous la mandature de Nicolas Sarkozy. Depuis, les dérapages se sont multipliés, entre la « blague » sur les « Auvergnats » du ministre de l’Intérieur d’alors, Brice Hortefeux, à plus récemment, les propos du secrétaire national de l’UMP, Jean-François Copé, concernant les pains au chocolat. Ce débat avait été à l’origine le fait de la stratégie droitière choisie par Nicolas Sarkozy, visant à séduire l’électorat Front National.

Internet a aussi joué un grand rôle. Les hashtag racistes ou les groupes Facebook insultants sont légion. Même chose pour les propositions automatiques sur Google, où les recherches des internautes puent l’intolérance. C’est ce qu’avait épinglé sur son blog le professeur de linguistique à l’université d’Aix-Marseille, Jean Véronis. Il avait réalisé le test avec plusieurs citations : ainsi, en tapant « les Noirs sont », les recherches qui apparaissaient en premier pour compléter étaient « moches » et « racistes ». Si l’on reproduit le test au jour d’aujourd’hui, on tombe sur des propositions qui sont elles-aussi peu reluisantes. Au choix, les internautes se posent la question de savoir si les « Noirs sont meilleurs au lit », si ils « sont maudits » ou bien encore si ils « sont des singes ». Comme le concluait ironiquement le chercheur à l’époque : [Google] nous aide à savoir ce que les gens pensent de leur prochain ». En effet, Internet permet l’expression d’un racisme anonyme, planqué derrière des pseudos et des avatars, sans avoir à craindre d’être inquiété par la loi, du fait du coût et de la longueur des procédures dans le domaine, ce qui peut donner aux internautes une sensation d’immunité.

Un racisme à dimension globale

Cependant, avant que Christiane Taubira ne fasse l’objet des déclarations les plus ignominieuses, un précédent avait eu lieu chez un de nos voisins européens, montrant que cette poussée d’intolérance est globale, dans un contexte de crise économique, qui exacerbe les tensions. C’est donc chez nos voisins italiens qu’une autre ministre a été victime des pires insanités. Cécile Kyenge, ministre de l’Intégration, a ainsi eu à subir des attaques violentes depuis sa prise de fonction. Elle a ainsi été traitée « d’orang-outang » par le vice-président du Sénat, Roberto Calderoli. Un des dirigeants de La Ligue du Nord, Erminio Boso, a appelé la ministre « à rester chez elle, au Congo », la qualifiant « d’étrangère dans ma maison ».

La première ministre noire de l’histoire de la botte n’a pourtant pas hérité d’un porte-feuille très important, chapeauté par le ministère de l’Immigration. Sa nomination il y a six mois par Enrico Letta, le premier ministre italien, était donc plus symbolique qu’autre chose, donnant l’image d’un pays multiculturel. Un multiculturalisme qui passe mal dans un pays en crise et où l’immigration de masse est un phénomène récent, datant d’à peine plus d’une vingtaine d’années.

Malgré tout, certains faits permettent de nuancer le caractère raciste de la société française et européenne en général. Ainsi, d’après le dernier rapport de la Commission Nationale consultative des Droits de l’Homme (CNDH), 60 % des Français souhaitent une lutte plus vigoureuse contre le racisme. Un chiffre qui montre que, malgré les interventions nauséabondes de ces dernières semaines, dans un climat de tension lié aux difficultés économiques, l’optimisme peut encore être de mise au moment de conclure un article sur le sujet.

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